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10 mai 2012 4 10 /05 /mai /2012 17:42

(La société et l’État ;  La justice et le droit)

 

  L-Etat.jpg

 

Introduction.

 

Définitions et problèmes :

La politique : difficulté de la définition. C’est  à la fois une activité et une réflexion portant sur cette activité.  Question préalable et même préjudicielle : lorsqu’on parle de « politique », on est plongé dans le débat « partisan »Comment peut-on être « objectif » ? Mais si on ne peut l’être au sens où l’on est forcément impliqué dans le débat lorsqu’il se présente de manière « partisane », on peut se détacher de la prise de position pour réfléchir aux principes qui sont à l’œuvre dans le débat partisan. C’est ce qui relève de la réflexion critique, philosophique. Critique au sens de capacité de procéder à un examen, à une distinction. Aussi bien l’enseignement de la philosophie a-t-il pour but, selon le programme officiel, de contribuer « à former des esprits autonomes, avertis de la complexité du réel et capables de mettre en œuvre une conscience critique du monde contemporain ».

S’il y a débat partisan, sur quoi porte-t-il ? Il semble bien que l’on puisse déterminer au moins grossièrement son objet : la manière d’organiser le fonctionnement de la société. Aujourd’hui ce fonctionnement passe par une législation. Et cette législation touche des domaines très variés de la vie en société. Il y a des lois sur les conventions entre employeurs et salariés, sur la richesse prélevée, sur les contrôles sanitaires, sur les animaux, sur le harcèlement sexuel… Mais il y a aussi des grandes décisions qui sont prises « au niveau le plus haut de l’Etat » : politique « extérieure », grandes orientations, traités internationaux…

 

Le domaine de la politique, ce sont donc toutes les questions portant sur la manière dont les hommes formant société doivent se comporter les uns envers les autres et sur les relations que cette société doit se comporter envers les autres sociétés.

 

Ce qui implique déjà que les manières de faire ne sont pas « automatiques », « instinctives ». Il y a un débat justement parce que les hommes ne sont pas voués à des comportements uniques. Ce qu’Aristote notait déjà en relevant que l’homme était un « animal politique » : « Mais que l’homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque, ou  de tout autre animal vivant à l’état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l’homme,  seul de tous les animaux, possède la parole. » Or la parole, à la différence de la seule émission de sons, permet de parler à propos de « l’utile et du nuisible », du «  juste et de l’injuste ». » ( Aristote, La politique, I, 2)

 

La politique c’est donc la réflexion et l’action qui porte sur ce qui convient d’établir comme manières de faire dans une société, en tant que ces manières de faire paraissent concerner l’ensemble de la société.

  Trois remarques pour préciser cette définition :

 

  • Dans la mesure où ces manières de faire ne vont pas de soi, elles suscitent un débat. Ce débat peut être institutionnalisé et donner lieu à un échange public d’arguments. C’est ce qui se passe notamment en démocratie, où les citoyens sont invités à participer de façon institutionnelle au débat. Mais c’est ce qui se produit toujours d’une manière ou d’une autre, cachée ou publique, restreinte ou élargie.

 

  • Toutes les manières de faire ne relèvent pas forcément de la politique. Mais c’est le propre du politique, de la politique dans le sens le plus fondamental, que de débattre sur ce qui relève ou non de son domaine. Dans ce sens, il y a une sorte de prééminence du politique, qui peut faire d’ailleurs l’objet d’un débat politique. De manière générale, on constate une tendance du politique à envahir ce qui relevait de pratiques dites « privées » ou relativement spontanées. Exemples : la loi interdisant le port du voile à l’école et celle interdisant le port de la burqa.

 

  • Les « manières de faire » prennent la forme de lois, d’arrêtés, de décrets… Plus le domaine du politique s’accroît et plus cet ensemble devient complexe et constitue un monde qui semble éloigné du monde « social », et en même temps très contraignant et intrusif. Mais si ce monde est aussi ressenti comme éloigné du monde « réel » et social, c’est qu’il est le lieu privilégié où s’exerce le pouvoir. La politique, c’est le domaine du pouvoir, qu’il soit illusoire ou réel. C’est le domaine où certains décident pour d’autres et font prévaloir, plus ou moins leur volonté. D’où la méfiance vis-à-vis de la politique.

 

 On voit donc se dessiner déjà plusieurs problèmes :


-          Est-ce qu’il est possible de se mettre d’accord sur les « manières de faire » ?


-          Est-ce que le domaine du politique doit être restreint ou au contraire étendu ?


-          Est-ce que la politique est une affaire de spécialistes qui aspirent à administrer les comportements ou à lutter pour le pouvoir ?

 

Ces problématiques peuvent  s’articuler avec les autres notions sur lesquelles on doit réfléchir :

 

  • L’Etat : c’est l’instance qui est chargée de l’organisation de la société. L’Etat n’a pas toujours existé. Il semble apparaître après la « révolution néolithique » (-10 000/-8000 avant J.-C.). Les premières « Cités-Etats » sont datées de -4000/-3500 ans avant J.-C. L’écriture apparaît vers – 3500 ans avant J.-C. Selon Pierre Clastres, ethnologue qui a étudié la manière dont s’organisent les sociétés primitives, ces sociétés (sans division sociale du travail, sans écriture, sans Etat) sont des sociétés « contre l’Etat », dans le sens où les individus refusent de donner à un autre le pouvoir de décider. (Pierre Clastres ; La société contre l’Etat, 1974.)

L’Etat est le lieu du pouvoir séparé du reste de la société. Aujourd’hui on oppose souvent l’Etat et la « société civile ». L’Etat est l’institution dans laquelle se réunissent, en se distinguant ou en fusionnant, les trois registres du pouvoir : législatif, exécutif, judiciaire.

 

  • La société : l’ensemble des individus en tant qu’ils forment une collectivité unie par le partage du même lieu, de la même histoire et qu’ils ont des intérêts et des valeurs en commun.

 

  • La justice : 2 sens fondamentaux :

 

-          L’institution judiciaire (un des pouvoirs de l’Etat).


-          La valeur de justice. Formellement, la justice est le respect de la distinction entre le bien et le mal, et ce qui est bien c’est que les droits de chacun soient respectés. Mais quels sont ces droits ? Les hommes ont-ils les mêmes droits ?

  • Le droit : 2 sens également :

-          Le droit comme ensemble des règles qui organisent le comportement des individus en société. C’est ce que l’on appelle le « droit positif », en ce sens qu’il existe factuellement.


-          Le droit comme ce qui est doit être respecté pour que la manière d’agir soit juste. On parlera alors de « droit naturel » : ce qui est inscrit dans la nature de l’homme.


1ère problématique : Est-ce qu’il est possible de s’entendre sur le droit positif ? Cela ne suppose-t-il pas que l’on s’entende d’abord sur ce qui est juste, au sens de la conformité avec le « droit naturel » ? Problème de la distinction entre le légitime et le nécessaire.


2ème problématique : Est-ce que l’Etat doit intervenir de sorte que les droits de chacun soient respectés de la manière la plus adéquate, au risque d’enlever aux individus la liberté de faire leurs propres choix ? Ou est-ce qu’il faut ne laisser à l’Etat que les « fonctions régaliennes » (sécurité intérieure et extérieure) ?


3ème problématique : Est-ce qu’il n’y a pas une sorte de fatalité à ce que le politique échappe à la société et devienne une force qui a ses propres intérêts, technocratiques ou « égoïstes » ?

 

Ces trois problématiques se trouvent impliquées dans le débat politique, à des degrés divers.

 

 

 

1)      La justice comme loi du plus fort. Voir :  Textes et documents sur la politique.)


Il paraît mpossible de s’entendre fondamentalement sur la notion même de justice, car celle-ci a deux sens différents et opposés selon la catégorie d’individus qui s’y réfèrent. Ce que donne à comprendre le texte de Platon où celui-ci fait intervenir le personnage de Calliclès, c’est qu’il y a deux niveaux du discours politique lorsque celui-ci prétend s’appuyer sur un accord de « tous ». Autrement dit, on ne fait pas forcément référence aux mêmes valeurs même si on semble s’y référer et que l’on emploie, au moins à certains moments, les mêmes mots.

Ce que donne à entendre aussi ce texte, c’est que la nécessité de l’accord peut aller jusqu’à augmenter l’intervention de l’Etat, afin de procurer aux citoyens ce qu’ils désirent. L’exemple de Périclès est particulièrement éclairant. Certes il s’agit d’une intervention « démagogique », l’Etat est une sorte de pourvoyeur de biens. « Par leurs contributions, les cités sujettes permettent à Athènes de disposer d’une flotte de guerre exceptionnellement puissante, grâce à laquelle elle fait la loi dans toute la Méditerranée orientale, de disposer aussi de finances solides qui autorisent une politique sociale aux larges vues. Démocratie et impérialisme sont indissolublement liés : ce sont les tributs qui permettent d’assurer largement les misthoï (rétributions financières versées aux citoyens), base de l’extinction du paupérisme. On est frappé, en lisant les discours que Thucydide prête à Périclès, du cynisme qui s’y étale : Athènes a la force pour elle, elle se doit de l’utiliser au maximum. D’où cette contradiction frappante : Athènes a développé la première forme de démocratie véritable, rendant le peuple maître de son destin, mais elle n’a pu le faire qu’en exploitant les alliés qui s’étaient remis à elle et en les privant de leur autonomie. » Pierre Lévêque, article « Périclès » dans l’Encyclopedia Universalis.  Et Thucydide en effet écrit : « « En apparence, c’était la démocratie, en réalité le gouvernement d’un seul. » (Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse,II, 65).    On verra que Tocqueville dévoilera également  ce danger inhérent à l’Etat démocratique. Ainsi l’analyse présentée sous la figure de Calliclès est-elle plus complexe qu’elle n’en a l’air. Le plus « fort », c’est celui qui exerce le pouvoir, mais il doit compter avec la force des faibles qui exigent les satisfactions matérielles. Fatalité que la politique soit finalement l’affaire de ceux qui savent procurer au « peuple » ce dont il croit avoir besoin ? C’est en tout cas ce qui explique que Socrate va dénoncer totalement la politique en en retournant le sens. Aussi dira-t-il à la fois qu’il s’en désintéresse et qu’il est le seul à en faire.

 

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22 avril 2012 7 22 /04 /avril /2012 23:06

 

Eléments de correction pour le sujet donné au Bac Blanc de philosophie (S.T.I)  avril 2012.

 

Sujet n°1 : L’expérience nous met-elle devant la réalité ?

 

Introduction : On distingue habituellement deux sortes d’individus : ceux qui sont réalistes, qui ont « les pieds sur terre », et les rêveurs, qu’ils soient artistes ou théoriciens, ceux qui se perdent dans le « ciel des idées ». Mais comment les premiers se rapprochent-ils de la réalité ? On peut penser que c’est grâce à l’expérience : l’expérience nous mettrait face au réel, alors que l’imagination et le goût pour les théories nous en détourneraient. Pourtant il arrive que ce soit plutôt par un effort théorique que la réalité nous soit connue. Alors peut-on dire que l’expérience nous met devant la réalité ? On peut être tenté de répondre par l’affirmative, on l’a vu, car qu’est-ce qui pourrait nous enseigner ce qu’est le réel mieux que l’expérience ? Mais ce serait ignorer que l’expérience est parfois trompeuse et que pour qu’elle devienne vraiment fiable, il faut qu’elle s’accompagne de raisonnements parfois très abstraits.

Première partie : On peut concevoir que l’expérience nous met face à la réalité. Pourquoi ?

Argument n°1 : Comment savons-nous ce qui est réel et ce qui ne l’est pas ? C’est l’expérience qui nous l’apprend. L’expérience au sens le plus fondamental : l’expérience sensible, la perception qui nous vient de nos sens. Exemple : Comment savons-nous que le feu brûle ? Parce qu’en s’approchant de la flamme nous ressentons une impression de chaleur de plus en plus intense et que si nous approchons un morceau de papier, nous voyons qu’il s’enflamme.

Argument N°2 : On peut imaginer toutes sortes de choses, et c’est le domaine de l’art, de la fantaisie, du rêve. Mais pour savoir ce qui existe vraiment, l’expérience sensible paraît indispensable. Exemple : une œuvre de fiction peut créer des personnages imaginaires, dotés de pouvoirs surhumains, comme « Superman » ou « Spiderman », mais dans la réalité, on voit bien que c’est différent car on perçoit nos limites.

Argument n°3 : L’expérience, c’est aussi l’accumulation d’expériences vécues. Celui qui a perçu plusieurs fois les mêmes situations sait ce que c’est que la réalité. Par contre celui qui n’a pas d’expérience peut plus facilement se tromper. Soit il croit des choses qui ne sont pas réalistes, soit il ne sait pas comment appliquer ce qu’il a appris de façon purement théorique. Exemples : La jeunesse est l’âge des illusions, les choses que l’on désire semblent possibles simplement parce qu’on les veut. On ne s’aperçoit pas qu’il y a des obstacles et des impossibilités parce qu’on n’a pas encore l’expérience de la vie réelle, avec toutes ses contraintes. Et celui qui n’a que des connaissances théoriques est souvent très maladroit dans la pratique. Il lui manque l’expérience qui seule peut lui apprendre ce qui est réel.

Argument n°4 : L’expérience, c’est aussi l’expérience scientifique. Comment un scientifique fait-il pour savoir si sa théorie est vraie ? Il fait une expérience, un test expérimental. Là encore, on voit que ce qui fait la différence entre ce qu’on croit et ce dont on est sûr, c’est l’expérience. La croyance sans expérience reste une simple croyance. Par contre s’il y a une expérience, alors elle peut devenir une certitude parce que l’expérience nous indique que ce qu’on pensait est bien conforme à la réalité. Exemple : Lorsque Pascal veut être sûr qu’il y a une atmosphère autour de la Terre, il fait réaliser l’expérience du Puy de Dôme.

 

Transition : Pourtant, ce n’est pas toujours aussi simple. L’expérience quotidienne nous fait croire par exemple que le Soleil se déplace dans le ciel. Or la science nous apprend que c’est la Terre qui se déplace. Pourtant nous ne ressentons pas l’impression du mouvement. Alors, l’expérience nous met-elle vraiment devant la réalité ?

 

 

Seconde partie : L’expérience à elle seule ne suffit pas à nous mettre devant la réalité. Pourquoi ?

 

Argument N°1 : Certes, l’expérience sensible nous apprend beaucoup de choses. Des choses utiles à la vie et même à la survie. Mais cela ne signifie pas forcément qu’elle nous met devant la réalité. Exemple : Certes nous sentons bien que le feu brûle. C’est une réalité. Mais c’est une réalité subjective. Qu’est-ce vraiment que la chaleur ? Que se passe-t-il quand nous voyons un papier qui brûle ? On sait très bien que même l’impression de la chaleur est relative, ce qui est chaud pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre. Pour aller vers la réalité, il ne faut pas se contenter de ressentir. Il faut penser et élaborer des concepts, comme celui de température par exemple.

Argument n°2 : Il est vrai que le domaine de l’imagination se distingue du domaine de la réalité. Mais ce serait simpliste de les opposer radicalement. Ce que l’artiste imagine est aussi une dimension de la réalité. Il nous fait voir des choses que l’expérience ordinaire ne nous fait pas forcément connaître. Exemple : Tolkien a imaginé un monde complètement fictif, avec des êtres légendaires (elfes, trolls, hobbits, orques, magiciens…) et pourtant il nous met devant des réalités fondamentales : la lutte entre la tentation de la puissance et le dévouement à la vie, l’amitié, le courage, l’amour, la folie… Autre exemple : Il a bien fallu que Pascal imagine d’abord l’atmosphère avant de pouvoir la mesurer. Référence : Einstein nous dit que les concepts scientifiques ne sont pas immédiatement présents dans l’expérience, le scientifique doit les imaginer, les concevoir, avant de les tester.

Argument n°3 : Certes, l’homme d’expérience est souvent beaucoup plus compétent que l’homme qui  n’a qu’une connaissance livresque. Certes, il faut se méfier des idéologues, qui s’imaginent que leurs constructions mentales sont plus vraies que ce que le bon sens et l’expérience enseignent. Il y a un excès de théorie qui peut s’apparenter au délire. Mais l’expérience a elle aussi ses dangers. Celui qui ne se fie qu’à son expérience croit que les choses seront toujours les mêmes. Il ne comprend pas d’ailleurs pourquoi la réalité est ainsi et pas autrement. Il ne cherche pas à comprendre : il pense qu’il sait tout ce qu’il y a à savoir. Mais se limiter à ce qui est déjà connu est dangereux et peut induire en erreur. Exemple : Les fontainiers de la ville de Florence, en Italie, qui croyaient que l’eau montait dans leurs pompes parce que « la nature a horreur du vide » et qui furent bien surpris quand ils constatèrent qu’au-delà d’une certaine limite (10,33m), elle ne montait plus… Référence : Locke nous montre que lorsque nous percevons une sphère, nous allons bien plus loin que ce que nous voyons. Nous voyons un disque, et nous percevons une sphère. Parce que notre jugement, issu des expériences passées, modifie notre perception première. L’expérience crée donc des «jugements ». La plus grande partie de ces jugements est certainement utile à notre vie et nous permet donc de nous adapter à la « réalité ». Mais elle ne nous dit pas vraiment ce qu’est la réalité.

Argument n°4 : On a mentionné l’expérience scientifique. Mais justement, l’expérience scientifique n’est pas une « simple expérience ». Elle est un moment dans un processus où le raisonnement est le plus important. Exemple : Lorsqu’Eratosthène mesure la circonférence de la Terre, il applique d’abord un schéma géométrique. Il imagine la Terre comme une sphère et il applique le théorème de Thalès sur les angles alternes-externes. Cela lui permet d’aller beaucoup plus loin que ce qu’il a sous les yeux, et ainsi d’atteindre une réalité qui n’était pas immédiatement évidente.

Conclusion :   On a vu que si l’expérience était une source important d’informations sur ce qui existe, sur ce que nous appelons la « réalité », elle n’était pas suffisante et qu’elle pouvait même nous induire en erreur. Pour rendre l’expérience « objective », ce que se proposent de faire les sciences, il faut imaginer, concevoir, faire des hypothèses. Pour nous mettre devant certaines réalités, l’artiste fait lui aussi un détour par  l’imaginaire. L’expérience n’est donc pas un « face à face » avec la réalité. Elle se construit grâce à des concepts, à une réflexion, à un effort de compréhension qui mobilise tout autant l’imagination que l’observation. D’ailleurs, la réalité elle-même n’est-elle pas une notion que nous fabriquons ? Peut-être y a-t-il plusieurs sortes de réalités, et les expériences qui s’y rattachent dépendent sans doute de ce qui est considéré comme « réel ».

 

 

 

 

 

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22 avril 2012 7 22 /04 /avril /2012 22:41

 

1)      Définition et problème.


La religion ou les religions ? Est-ce qu’il y a quelque chose de commun à toutes  les religions ? Il y a en tout cas un phénomène religieux : les religions sont présentes dans toutes les cultures humaines.

L’étymologie du mot n’est pas sûre : on peut faire dériver « religion » du latin « religare » qui signifie « relier »[1], ou du latin « relegere » qui signifie « relire », ou « considérer avec soin »[2].

Une religion se présente comme un ensemble de croyances, de comportements souvent ritualisés, de jugements moraux et de prescriptions précises.  Mais ce qui distingue les religions d’autres systèmes de croyances et de comportements (politiques, artistiques, sportifs…) c’est la référence à deux principes fondamentaux :


1)      L’existence d’un être suprême qui serait au fondement de tous les autres êtres, y compris de l’homme. Cet être reçoit des noims différents : Dieu, Yavhé, Allah, Brahman, Grand Esprit, Tao… Mais ce qui est commun à toutes les religions c’est qu’il s’agit de l’être fondamental, éternel, qui n’a ni commencement ni fin et dont tout le reste est issu.

Il faudrait montrer que c'est vrai même des religions "polythéistes", que derrière la pluralité des "dieux", il y a une intuition plus ou moins claire de ce principe suprême. Nous ne pouvons pas le faire ici, mais pour éviter qu’une telle thèse soit rejetée d’emblée, nous indiquerons ce qu’en pense un spécialiste de la question :

« La thèse du monothéisme primitif de Wilhem Schmidt semble plutôt confirmée par les travaux les plus récents en histoire des religions. Mircéa Eliade repousse toute théorie évolutionniste et pense pouvoir affirmer dès l’origine la croyance en un être suprême qui a les attributs du Dieu créateur. (…) L’existence d’un être suprême, créateur du monde, maître de la vie et de la mort, n’est pas contradictoire avec l’existence d’une multiplicité de dieux qui participent à un titre quelconque aux privilèges de la divinité. Par exemple le concept grec de la divinité est polythéiste. Parce que le monde est plein de divin, il y aura une multiplicité de dieux. Mais cette famille de dieux n’exclut pas l’idée d’un être suprême, père des dieux et des hommes. »

Claude Geffré ; article « L’affirmation de Dieu » ; Encyclopédia Universalis. (1985)


2)      L’existence d’un principe situé à l’intérieur de l’individu humain et qui peut se relier à l’être suprême, accomplissant ainsi sa véritable vocation.

 


Le problème principal qui se pose à propos de la religion est celui de la légitimité de cette croyance. A-t-on raison de croire en ce que la religion énonce ? Il est logique que la raison examine les croyances et tente de discriminer entre celles qui peuvent être fondées, que l’on peut considérer comme des connaissances, et celles qui sont infondées, ou insuffisamment fondées. Parmi celles qui ne sont pas fondées, certaines peuvent même être considérées comme impossibles à fonder, soit parce qu’elles dépassent les limites de la connaissance humaine, soit parce qu’elles sont en contradiction avec des connaissances, c’est-à-dire avec des croyances qui ont été fondées.


L’affirmation selon laquelle il existe un être qui est à l’origine de tout ce qui est et qui possède la connaissance totale de tout ce qui est est-elle fondée ou infondée ? Est-il possible de la fonder ou pas  ?

Si elle est fondée cela voudrait dire qu’il existe des preuves rationnelles de cette affirmation. Si elle est infondée, cela voudrait dire qu’il existe des preuves qu’elle est fausse. Si elle est démontrable, cela voudrait dire que même si les preuves n’ont pas encore été fournies, il est possible qu’elles le soient. Alors que si elle est indémontrable, il serait a priori impossible de présenter de telles preuves.

Le problème du fondement des affirmations religieuses ne peut se poser que pour un esprit qui est capable de se rendre compte que ce qu’il croit n’est pas forcément vrai. C’est-à-dire un esprit qui se rend compte qu’il y a une différence entre l’impression d’être dans le vrai et la vérité. Certains individus se refusent à admettre la possibilité que leur certitude soit erronée. Et certains systèmes religieux considèrent que le simple examen rationnel de la croyance qu’ils défendent serait un signe d’incrédulité et devrait donc être combattu, non pas par des arguments, puisque ce serait se placer sur le terrain de l’ennemi, mais par la force. Une croyance qui se sent menacée par un examen rationnel a tendance à se protéger en devenant intolérante. Elle refusera les autres croyances afin de tenter de s’imposer par la force. Mais il est difficile d’empêcher le libre examen des croyances, parce que l’être humain possède cette faculté, la raison, qui lui permet de se poser des questions et de tenter de construire des relations entre les diverses affirmations qui se présentent à lui.

Le croyant religieux se trouve donc devant une alternative :

Soit il se replie sur sa foi et rejette toutes les croyances (et les connaissances) qui pourraient la contredire, dans ce cas il devient intolérant et s’expose à des critiques de plus en plus graves de la part des esprits qui se refusent à abandonner la raison et souhaitent même étendre son usage.

Soit il accepte d’argumenter et de chercher à valider ses affirmations autrement qu’en faisant appel à sa foi. Ce qui suppose qu’il se soit familiarisé avec les procédés par lesquels on peut valider une affirmation, sinon il s’expose au ridicule de présenter comme des arguments rationnels des propositions  qui ne reposent que sur son désir de persuader autrui ou lui-même…

De l’autre côté, celui qui ne croit pas, ou plus, ou pas encore, se trouve aussi devant une alternative :

Soit il refuse toute possibilité de vérité aux affirmations religieuses, et il s’efforce de démontrer que ces affirmations sont infondées et antirationnelles. Il lui faudra donc en même temps tenter d’expliquer le phénomène religieux en faisant appel à des causes purement humaines (psychologiques, sociologiques, historiques). C’est la position de l’athée (de a-théos : qui nie qu’il y ait un Dieu).

Soit il se contente de défendre une position « neutre », en affirmant qu’il n’existe (au moins pour l’instant) aucune possibilité de savoir quoi que ce soit en ce domaine. C’est ce que l’on appelle la position agnostique (de a-gnosis : absence de savoir).

Nous étudierons d’abord les arguments de ceux qui critiquent les affirmations religieuses, puis nous verrons les réponses que des croyants qui ne refusent pas l’usage de la raison peuvent proposer.


2)      La critique de « l’illusion » religieuse.

 


On peut relever trois arguments principaux qui tendent tous à établir le caractère illusoire de la croyance religieuse en général :


a)       Il n’y a pas de preuves dignes de ce nom de la vérité des affirmations religieuses (position commune aux athées et aux agnostiques).


b)       Il y a des preuves de la fausseté manifeste des affirmations religieuses (position des athées).


c)       On peut très bien expliquer le phénomène religieux à partir de causes humaines. (Athées et  agnostiques).

Reprenons rapidement :

 

a) Une preuve doit pouvoir convaincre tout esprit rationnel possédant les prérequis nécessaires. Ainsi en mathématiques, en physique, en astronomie, en biologie, il y a des preuves. Tous ceux qui font les mêmes raisonnements déductifs arrivent au même résultat, ou finissent par y arriver. Tous ceux qui font les mêmes expériences constatent la validité de telle ou telle loi. Or en ce qui concerne les affirmations religieuses, il n’y a rien de tel. Dieu n’est pas un objet du monde qui pourrait se prêter à des expériences. De même l’âme reste une notion obscure qui ne peut donner lieu à des observations. Prétendre qu’il existe un accord entre les affirmations contenues dans un livre sacré (ou dans une tradition religieuse) et des affirmations scientifiques ne convainc que les ignorants, les naïfs, ou les personnes de mauvaise foi. Certes, les textes religieux sont souvent  obscurs et se prêtent à une multitude d’interprétations différentes. On peut donc toujours tenter de « découvrir » dans tel ou tel passage des « concordances » avec telle ou telle connaissance scientifique. Mais ce procédé n’est pas rigoureux et il est dénoncé y compris par les croyants ayant acquis un véritable esprit scientifique[3]. De même pour les miracles, qui sont censés être des événements dus à une cause « surnaturelle ». De tels événements seront jugés a priori comme impossibles par l’athée rationaliste qui pose par principe que tout ce qui se produit se produit selon des causes qu’il faut chercher dans la nature et non au-delà. Certes, il s’agit d’une certaine manière d’un acte de foi dans la raison. Mais on peut considérer qu’il s’agit du seul postulat « raisonnable », le seul qui a permis à l’humanité de se libérer des superstitions et de comprendre les mécanismes par lesquels se produisent les événements. Si l’on pense que l’orage est le résultat de la colère divine, on a une pseudo-explication et celle-ci bloque la recherche. Si l’on pense qu’il y a des causes naturelles qui une fois réunies entraînent nécessairement l’orage, alors on peut comprendre véritablement le fonctionnement de la nature et on ne perdra pas de temps en rites inutiles pour « apaiser » une colère qui n’existe pas. L’athée rationaliste va donc postuler que derrière tout prétendu « miracle », il y a des causes précises, même si l’on ne les a pas encore découvertes. Ce sont peut-être des causes physiques, ou des causes psycho-physiques (le fameux effet placebo). A moins bien sûr qu’il ne s’agisse que de supercheries ou d’hallucinations collectives. L’agnostique se contentera lui de remarquer qu’il y a peut-être des événements inexplicables mais que l’on ne peut légitimement en déduire qu’ils sont dus à une intention divine. Il vaudrait mieux « suspendre son jugement » et continuer à réunir des observations avant de passer rapidement à des conclusions religieuses.


b) Le croyant affirme que Dieu existe. Et par Dieu, il entend un être à la fois tout puissant et bon. Or le monde est rempli de maux. Les maux physiques : maladies, mort, catastrophes diverses… Les maux dus à l’homme lui-même : l’injustice, la violence, la guerre. Or ces maux touchent tout le monde, sans tenir compte de la croyance, de l’âge, de la valeur morale des personnes. Et les religions contribuent d’ailleurs très souvent à exacerber les conflits, à les justifier et à leur donner une importance qu’ils n’atteindraient peut-être pas par eux-mêmes. On peut tirer de cette constatation un dilemme :

 Ou bien Dieu n’est pas tout puissant, il n’a pas le moyen d’empêcher le mal, ni même d’ailleurs, lorsqu’il s’agit de conflits religieux, soit de se déclarer clairement en faveur d’un des camps en présence, soit de les condamner tous.

Ou bien il veut le mal, puisqu’il ne s’y oppose pas et laisse faire.

Dans les deux cas, cela invalide le concept même de Dieu tel que les croyants le posent. Recourir à l’existence d’un principe du mal qui ferait obstacle à la volonté de Dieu ne résout rien puisque soit le diable est produit par Dieu et dépend donc de lui, ce qui revient à imputer à Dieu l’existence du mal, soit il est un principe totalement distinct et devant lequel la puissance divine rencontre une limite, et alors Dieu n’est pas tout-puissant[4].

Le croyant affirme aussi qu’il existe un principe spirituel en chaque homme. Principe que l’on appelle l’âme et qui dispose d’une certaine autonomie par rapport au corps. C’est ce principe qui survit à la mort du corps, c’est lui qui dirige le corps et peut donc s’opposer aux désirs charnels qui entraînent l’homme sur la pente de la déchéance spirituelle. Or la science moderne montre plutôt que la vie psychologique est étroitement dépendante du corps, au point même d’identifier le cerveau et la conscience. Donc il n’y aurait pas de véritable différence de nature entre la conscience et le cerveau. A la mort du corps, le cerveau cesse de fonctionner, la conscience s’éteint totalement et rien ne subsiste de la personnalité de l’individu. Il serait donc aberrant de croire en une autonomie d’un principe spirituel différent du corps et pouvant bénéficier d’une vie après la mort.

 

c) Le phénomène religieux peut s’expliquer par des causes à la fois psychologiques, sociales et historiques.

L’être humain est l’animal qui ressent sans doute le plus de peurs, et c’est le seul qui connaît l’angoisse. Les peurs sont d’autant plus nombreuses que nous pouvons nous représenter les différents dangers auxquels nous pouvons être exposés. Or  la raison nous fait comprendre que de nombreuses causes peuvent provoquer pour nous des effets funestes. Les autres animaux vivent plutôt dans l’instant et leurs instincts régulent leurs comportements, alors que l’homme doit anticiper, faire des choix, et il peut se tromper . L’homme peut également s’angoisser devant l’inconnu, devant ce qu’il ne comprend pas. Ainsi devant la mort, devant sa présence dans l’univers, devant l’énigme de sa vie.

Historiquement, les sociétés humaines ont d’abord été étroitement dépendantes de la nature (chasseurs-cueilleurs) et sans connaissances scientifiques permettant de prévoir et de s’assurer un pouvoir sur le cours des événements. D’où le désir de se rassurer en imaginant « derrière » les phénomènes naturels, des forces, des intentions, une volonté. Si les événements obéissent une ou à des volontés d’entités très puissantes, alors l’homme peut tenter d’influencer ces entités en leur faisant des sacrifices, en leur témoignant son adoration. Ajoutons à cela des raisons proprement sociales : tout groupe a besoin de référentiels communs, d’emblèmes permettant de construire une identité forte. Les religions fournissent à la fois des raisons de se rassurer et des symboles soutenant l’unité du groupe. De plus, elles donnent des directives morales permettant de contenir la violence à l’intérieur du groupe et de la justifier à l’extérieur . On peut donc ranger le phénomène religieux à l’intérieur du domaine plus vaste de la superstition. Comme les autres formes de superstition, elle fournit des moyens de se sentir rassuré devant les aléas de la vie. Mais à la différence des formes plus bénignes de la superstition, elle prétend détenir des réponses aux questions les plus fondamentales et elle aspire aussi à unifier la société autour de ses valeurs. Ainsi, avec le développement historique des connaissances, les progrès scientifiques et techniques, il était inévitable que la religion se sente menacée et tente de se défendre en s’opposant à la diffusion des connaissances scientifiques et surtout à l’esprit de libre examen qui est à la base de la démarche rationnelle. Aujourd’hui, les  religions présentent des positions diverses et à l’intérieur de chacune d’entre-elles on relève une tension entre  une tendance à se replier sur des affirmations dogmatiques,  à rejeter la démarche rationnelle (intégrisme, fondamentalisme) et une tendance à se limiter à une posture purement morale qui tente de mettre des limites à la libération des mœurs et aux « excès » de la rationalité économique et technique. Mais on constate aussi que les religions  servent de repères identitaires aux populations qui se sentent les plus menacées dans leur vie quotidienne et qui peinent à s’intégrer positivement dans un monde qui bouscule les anciennes structures familiales et communautaires. De toute façon, ce qu’il y a de commun à ces diverses manières de vivre la religion, ce serait  l’expression d’un désarroi, et la recherche d’une compensation  à un malaise réel mais qui ne peut être résolu sur ce plan idéologique. D’où le caractère foncièrement illusoire de la religion : elle croit en l’existence d’un « autre monde » car le monde réel est insatisfaisant. Mais au lieu de changer le monde réel, elle se nourrit de rêves et rejette l’approche rationnelle qui seule pourrait permettre une amélioration de ce monde, le seul qui existe vraiment. Comme le disait Marx, «La religion est le soupir de la créature opprimée, le cœur d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un monde sans esprit. Elle est l’opium du peuple.  La suppression de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence de son bonheur réel. L’exigence de renoncer aux illusions sur son état est l’exigence de renoncer à un état qui a besoin des illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. »[5].

 

3)      La religion comme exigence essentielle.

 


Aux critiques que nous avons mentionnées, on peut répondre ceci :


a) S’il n’y a pas de preuves scientifiques de l’existence de Dieu, il n’y a pas non plus de preuves de son inexistence. On est donc dans un domaine où l’on peut argumenter sans être devant des certitudes fondées sur des démonstrations logiques ou sur des preuves expérimentales[6]. Ce qui ne veut pas dire que l’on doive se dispenser de suivre une voie rationnelle. Certes, on a voulu donner des preuves de l’existence de Dieu et il ne manque pas de philosophes qui ont prétendu être arrivés à « démontrer » cette existence. Mais force est bien de constater qu’il n’y a pas vraiment de démonstration là où une suite de propositions ne provoque pas l’évidence rationnelle chez tous ceux qui sont capables de les comprendre[7]. Pour autant, cette absence de démonstration, au sens fort du terme, ne signifie pas qu’il n’y ait pas de bonnes raisons de croire en Dieu ou en l’existence de l’âme. On se bornera ici à évoquer quelques unes de ces « bonnes raisons ».


L’argument de l’ordre :


 Cet argument se trouve dans la Bible, dans le Coran, mais aussi chez des scientifiques et des philosophes. Il est appelé par Kant la « preuve physico-théologique ».

  Dans la Bible, il est indiqué par exemple par Saint Paul :

  « En effet la colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes, qui tiennent la vérité captive dans l’injustice ; car ce qu’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu en effet le leur a manifesté. Ce qu’il a d’invisible depuis la création du monde se laisse voir à l’intelligence à travers ses œuvres, son éternelle puissance et sa divinité, en sorte qu’ils sont inexcusables ; puisque, ayant connu Dieu, ils ne lui ont pas rendu, comme à un Dieu, gloire et action de grâces, mais ils ont perdu le sens dans leurs raisonnements et leur cœur inintelligent s’est enténébré : dans leur prétention à la sagesse ils sont devenus fous et ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible contre une représentation, simple image d’hommes corruptibles, d’oiseaux, de quadrupèdes, de reptiles. »


Saint Paul ; Epître aux Romains, 1, 18-25


Il constitue la « 5ème voie » par laquelle Saint Thomas d’Aquin pense démontrer l’existence de Dieu :

La 5ème manière de démontrer l’existence de Dieu se tire de l’ordre présent dans le monde. Les êtres naturels sans connaissance se comportent selon des lois précises et composent un univers ordonné. Or cela ne peut être dû au hasard, mais à une intention qui n’est pas dans ces êtres eux-mêmes, puisqu’ils n’en ont pas. « Il y a donc un être intelligent par lequel toutes choses naturelles sont ordonnées à leur fin, et cet être, c’est lui que nous appelons Dieu. »

    Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1ère partie, question 2, article 3. (1266-1273)

  Il est exprimé  ainsi par Voltaire :

« L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer  

Que cette horloge existe, et n’ait point d’horloger. »

  Voltaire, Les Cabbales, 1772.

  On le trouve chez Newton :

« Cet admirable arrangement du soleil, des planètes et des comètes, ne peut être que l’ouvrage d’un être tout-puissant et intelligent. Et si chaque étoile fixe est le centre d’un système semblable au nôtre, il est certain que, tout portant l’empreinte d’un même dessein, tout doit être soumis à un seul et même Etre: car la lumière que le soleil et les étoiles fixes se renvoient mutuellement est de même nature. De plus, on voit que Celui qui a arrangé cet Univers, a mis les étoiles fixes à une distance immense les unes des autres, de peur que ces globes ne tombassent les uns sur les autres par la force de leur gravité.  Cet Etre infini gouverne tout, non comme l’âme du monde, mais comme le Seigneur de toutes choses. Et à cause de cet empire, le Seigneur-Dieu s’appelle Panokratos, c’est-à-dire le Seigneur universel ... Le vrai Dieu est un Dieu vivant, intelligent, et puissant; il est au-dessus de tout et entièrement parfait. Il est éternel et infini, tout-puissant et omniscient, c’est-à-dire qu’il dure depuis l’éternité passée et dans l’éternité à venir, et qu’il est présent partout dans l’espace infini: il régit tout; et il connaît tout ce qui est et tout ce qui peut être. »

   Isaac Newton, Scholie général des « Philosophiae naturalis Principia Mathematica » ; 1713.

 

Einstein le reprend à son compte, même s’il refuse d’attribuer à Dieu la personnalité et des intentions particulières :

« J’éprouve l’émotion la plus forte devant le mystère de la vie. Ce sentiment fonde le beau et le vrai, il suscite l’art et la science. Si quelqu’un ne connaît pas cette sensation ou ne peut plus ressentir étonnement ou surprise, il est un mort vivant et ses yeux sont désormais aveugles. Auréolée de crainte, cette réalité secrète du mystère constitue aussi la religion. Des hommes reconnaissent alors quelque chose d’impénétrable à leur intelligence mais connaissent les manifestations de cet ordre suprême et de cette beauté inaltérable. Des hommes s’avouent limités dans leur esprit pour appréhender cette perfection. Et cette connaissance et cet aveu prennent le nom de religion. Ainsi, mais seulement ainsi, je suis profondément religieux, comme ces hommes.

L’esprit scientifique, puissamment armé en sa méthode, n’existe pas sans la religiosité cosmique. Elle se distingue de la croyance des foules naïves qui envisagent Dieu comme un être dont on espère la mansuétude et dont on redoute la punition – une espèce de sentiment exalté de même nature que les liens du fils avec le père – comme un être aussi avec qui on établit des rapports personnels, si respectueux soient-ils. Mais le savant, lui, convaincu que la loi de causalité régit tout événement, envisage l’avenir et le passé comme soumis aux mêmes règles de nécessité et de déterminisme. La morale ne lui pose pas un problème avec les dieux, mais avec les hommes. Sa religiosité consiste à s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie des lois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et toute leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que leur néant dérisoire. Ce sentiment développe la règle dominante de sa vie, de son courage, dans la mesure où il surmonte la servitude de ses désirs égoïstes. Indubitablement, ce sentiment se compare à celui qui anima les esprits créateurs et religieux de tous les temps. »

 Einstein ; Comment je vois le monde, 1930-35.

  On peut se référer à deux autres arguments :

L’argument de la cause première  et celui qui fait appel à la raison suffisante :

http://philosophia.over-blog.com/article-la-croyance-religieuse-n-est-elle-qu-une-ilusion-88945638.html

 

Certes ces arguments sont rationnels, mais ils participent peut-être de ce que Kant appelle une « illusion transcendantale ». Ce serait notre raison elle-même qui créerait ce dont elle a besoin dans sa recherche de l’inconditionné : un être qui serait la cause de tout sans être lui-même causé par autre chose. Seul le concept d’un être suprême, éternel et sans relation de dépendance à un autre être, satisfait notre besoin rationnel d’explication totale. Mais de l’existence de ce besoin et de la tendance à poser l’existence d’un être qui y réponde, avons-nous le droit de conclure que cet être existe ? Ne faudrait-il pas plutôt considérer que cet être est une « Idée », c’est-à-dire un concept auquel nulle expérience ne peut correspondre et que nous prenons à tort pour un être ? C’est la conclusion à laquelle arrive Kant dans sa célèbre « Critique de la raison pure » (1781).

Nous sommes ici devant une contradiction de la raison avec elle-même. La raison pose qu’un être éternel doit exister si l’on veut expliquer tout le reste, mais elle peut s’objecter à elle-même que c’est elle qui pose cette exigence. Kant en tirait une conséquence agnostique, au sens propre du terme.


b) S’il n’y a pas de preuves absolument convaincantes de l’existence de ce en quoi croient les religions, il n’y a pas non plus de preuves du contraire. L’athée prétend qu’il n’y a pas de Dieu, mais il ne peut démontrer qu’il n’y en a pas. On a vu que l’existence d’un ordre dans l’univers avait fait penser à de nombreux grands scientifiques que l’hypothèse de l’existence de Dieu était plausible. Kant a voulu montrer que l’on ne pouvait savoir ce qu’il en est de l’existence de Dieu, mais que faute de savoir, rien n’empêchait de croire. « Je devais donc supprimer le savoir, pour trouver une place pour la foi (Glaube). » Kant, Préface à la deuxième édition de la Critique de la raison pure (1787).

Il reste l’argument le plus difficile à réfuter, celui qui oppose l’existence de Dieu et l’existence du mal. D’abord soulignons que cette interrogation sur le mal est présente dans les religions. Dans l’Ancien Testament, de nombreux passages témoignent de cette interrogation et même de la protestation de l’homme croyant devant la réalité du mal. Un livre est même entièrement consacré à ce problème, le « Livre de Job ». Dans le Nouveau Testament, Jésus Christ témoigne que la soif de justice est indissociable de la foi :

« Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le royaume des Cieux est à eux.

Heureux les pacifiques, car ils possèderont la Terre.

Heureux les affligés, car ils seront consolés.

Heureux les affamés et assoiffés de justice, car ils seront rassasiés.

Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux. »

(Evangile selon Saint Matthieu, 5, 3-10).

Pourquoi Dieu tolère-t-il le mal et accepte-t-il que l’homme puisse faire le choix du mal ? Le philosophe Leibniz (Essais de Théodicée, 1710) a tenté de résoudre ce problème en montrant que le mal permet d’atteindre un plus grand bien. En étant confronté au mal physique, l’homme doit développer ses qualités innées, les cultiver et les mettre en œuvre. En étant soumis à la tentation de l’orgueil, de la vie vouée aux seuls plaisirs corporels, il expérimente sa liberté de choix. Pour Platon, il est nécessaire de postuler la réincarnation des âmes afin de concilier la perfection divine et la difficulté du perfectionnement individuel. Pour le philosophe contemporain Hans Jonas, qui reprend un thème d’une branche de la spiritualité judaïque, il faut penser Dieu comme s’étant lui-même limité dans son pouvoir absolu pour que le monde et l’homme soient véritablement. Il fait donc l’hypothèse d’un Dieu souffrant et en devenir, qui est engagé dans ce processus qu’est le monde. « Après Auschwitz, nous pouvons affirmer, plus résolument qu’auparavant, qu’une divinité toute-puissante ou bien ne serait pas toute-bonne, ou bien resterait entièrement incompréhensible (dans son gouvernement du monde, qui seul nous permet de la saisir). Mais si Dieu, d’une certaine manière et à un certain degré, doit être intelligible (et nous sommes obligés de nous y tenir), alors il faut que sa bonté soit compatible avec l’existence du mal, et il en va de la sorte s’il n’est pas tout-puissant. C’est alors seulement que nous pouvons maintenir qu’il est compréhensible et bon, malgré le mal qu’il y a dans le monde. » Hans Jonas ; Le concept de Dieu après Auschvitz, conférence de 1984.

 

c) Les explications du phénomène religieux par des facteurs sociaux et psychologiques ne manquent pas de pertinence. La question est de savoir si elles parviennent à rendre compte de tout le religieux. Une autre question est de savoir si elles ne concernent que le religieux. On constate des phénomènes de croyance superstitieuse dans d’autres domaines que celui que l’on appelle « religieux ». Certes l’homme a besoin de croire pour se rassurer.

Certes, moins il a de croyances « fondées », ce qu’on appelle des savoirs, et plus il peut être tenté de suppléer ce manque par des croyances sans réel fondement. Il "projette" son besoin de sécurité sur des objets, sur d’autres individus qu’il dote d’un pouvoir plus ou moins important. Les régimes dictatoriaux ont exploité largement ce comportement superstitieux : le « Grand Timonier »  en Chine, le « Père des peuples » en U.R.S.S, le « Führer » (guide) en Allemagne, le « Duce » (guide) en Italie… Il est d’ailleurs remarquable que les pays où ont été appliquées des politiques résolument antireligieuses (U.R.S.S, Chine) aient développé des phénomènes qui s’apparentent à ce que la critique de la religion reproche à cette dernière : intolérance, dogmatisme, culte de la personnalité, propagande…


Par ailleurs, on trouve dans les religions des éléments de critique des croyances superstitieuses, un refus de se soumettre à une pure recherche de compensation. Jésus ne cesse de lutter contre le ritualisme et le conformisme.

« Et il advint que le jour du Sabbat il passait à travers les moissons et ses disciples se mirent à se frayer un chemin en arrachant les épis. Et les Pharisiens lui disaient : « Vois ! Pourquoi font-ils le jour du Sabbat ce qui n’est pas permis ? » Il leur dit : « N’avez-vous jamais lu ce que fit David, lorsqu’il fut dans le besoin et qu’il eut faim, lui et ses compagnons, comment il entra dans la demeure de Dieu, au temps du grand prêtre Abiathar, et mangea les pains d’oblation qu’il n’est permis de manger qu’aux prêtres, et en donna aussi à ses compagnons ? » Et il leur disait : « Le Sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le Sabbat, en sorte que le fils de l’homme est maître même du Sabbat ». » Evangile selon Saint Marc, 2, 23-28.

Et la célèbre mystique musulmane Rabi’a al-Adawiya a combattu la croyance simpliste que certains se faisaient de la religion en s’imaginant qu’elle n’était qu’un système de rétribution : si on fait ce qu’il faut ici-bas, on sera récompensé dans l’au-delà. On l’a vue dans les rues de Bagdad, transportant un seau plein d’eau et une torche enflammée. Quand on lui a demandé ce qu’elle comptait en faire, elle répondit qu’elle partait éteindre les feux de l’enfer et incendier le Paradis. Comme on ne comprenait pas ce que cela signifiait, elle expliqua que les hommes autour d’elle n’adoraient Dieu que par intérêt, ils avaient peur de l’enfer et ils voulaient obtenir le Paradis. Alors que la vraie dévotion consistait à vouloir s’unir à Dieu pour lui-même. Alors, s’il n’y avait plus d’enfer et plus de Paradis, peut-être que les hommes comprendraient que l’essentiel n’est pas la « récompense » ou la peur du châtiment, mais l’aspiration à s’élever vers Dieu.

On peut aussi se demander si ce désir de transcendance, de dépassement, de relation avec ce que nous approchons sous le nom de Dieu n’est pas tout le contraire de la superstition. Celle-ci nous ramène à des intérêts matériels, elle veut nous procurer les « biens de ce monde ». Or il y a dans l’homme une aspiration à une unité supérieure. Cette aspiration contredit l’explication sociologique ou psychologique de la religion.

 

Pascal voyait dans le déchirement même de l’homme, dans son insatisfaction vis-à-vis de lui-même et de la vie mondaine la preuve que son origine était autre que ce monde.

« Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire par Dieu même ? » Pascal ; Pensées, VII, 425.



[1] La religion en ce sens serait le rétablissement d’un lien entre l’Homme et Dieu.

[2] On peut voir dans cette idée de relecture, une attention particulière qui est portée à ce qui met en relation l’homme et Dieu. Les deux étymologies ne sont pas opposées mais pourraient bien être complémentaires, comme le pensait d’ailleurs Saint Augustin.

[3] Nidhal Guessoum : « Réconcilier l’Islam et la science moderne », 2009.

[4] L’objection morale à l’existence de Dieu est particulièrement présente dans l’œuvre de Dostoïevski « Les Frères Karamazov », au livre V, chapitres 4 (La Révolte) et 5 (Le grand Inquisiteur).

[5] « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. » (1844)

[6] Certitudes qui, si elles sont scientifiques, sont forcément relatives et non absolues. « Relatives » veut dire deux choses : qu’elles dépendent d’autres propositions qui elles ne sont pas prouvées et qu’elles dépendent de l’état général des connaissances à un moment donné. Aucune connaissnce scientifique ne peut donner lieu à une certitude absolue.

[7]A cet égard, on remarquera qu’il est particulièrement ridicule de se réclamer d’une évidence rationnelle, censée valoir pour tous les êtres raisonnables », alors que qu’on constate que cette évidence n’est pas partagée, de fait, par tous les êtres raisonnables auxquels on la présente. Ce qui n’empêche pas certains « philosophes » de se réclamer de la « Raison », tout en faisant peu de cas des objections rationnelles qui leur sont proposées.

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22 avril 2012 7 22 /04 /avril /2012 22:36

 

(La démonstration ; le vivant ; la matière et l’esprit, la vérité.)


1) Définitions et problèmes.


A) Définitions.


La Raison : c’est la faculté qui nous permet de relier des affirmations les unes aux autres en cherchant à établir des relations logiques. Le raisonnent peut être déductif ou inductif. Raisonnement déductif : Tout ce qui est A est B, or x est A, donc x est B. Raisonnement inductif : x1 est A, X2 est A, x3 est A, donc tout X est A. Le raisonnement inductif n’est pas logiquement valable car on ne peut passer de quelques cas à l’universalité. Mais il est peut être utile comme hypothèse. La raison, c’est aussi le fondement ou la cause. Le fondement est une proposition dont d’autres propositions peuvent être déduites. La raison comme faculté recherche le fondement, elle cherche à fonder ce qui n’apparaît pas comme suffisant par soi-même. Ce pourquoi Kant définit la raison comme la faculté de l’inconditionné : elle cherche à tout ramener à des affirmations pouvant servir de fondement autres affirmations. La raison comme cause apparaît souvent dans le langage courant. Quelle est la raison qui explique que telle chose se soit produite ? La cause peut être une autre chose : par exemple l’éclair qui s’est produit a pour raison ou pour cause des différences de charge électrique entre deux nuages ou entre un nuage et le sol. La cause peut être une intention. Pour quelle raison tel individu s’est-il comporté ainsi ?

Le Réel : c’est une notion difficile à définir. Mais on peut partir de cette idée : ce qui est réel, c’est ce qui existe indépendamment de la pensée ou de la perception d’un sujet. On oppose ainsi le réel à l’imaginaire ou à l’illusion. Si je vois une table, c’est soit que la table est réelle, elle existe indépendamment de moi, soit que j’ai une hallucination : mon imagination a créé une table et l’a prise comme une réalité. Je peux aussi me tromper : certaines perceptions sont mal interprétées et je suis victime d’une illusion : ainsi j’entends un bruit provenant d’une pièce fermée, je crois qu’il y a quelqu’un. Puis j’ouvre la  porte et je m’aperçois qu’il s’agissait d’un courant d’air qui agitait un linge.

 

La démonstration est un raisonnement qui est censé prouver de façon certaine qu’une affirmation est vraie en la déduisant d’autres affirmations qui elles-mêmes sont censées être vraies. Le terme de démonstration ne devrait être utilisé en toute rigueur qu’en logique et en mathématiques. Car dans ce domaine on a affaire qu’à des procédures formelles. On admet comme vraies telle ou telle affirmation, et on déduit rigoureusement telle affirmation. Mais dans les sciences qui s’intéressent aux choses qui existent dans un monde « extérieur » à nous, la vérité des affirmations dont part pour en démontrer d’autres est toujours relative. Ainsi on constate que la démarche scientifique (en dehors des mathématiques) est hypothético-déductive : si on pose telle hypothèse, alors que peut-on en déduire ? Si ce qu’on en déduit théoriquement est constaté empiriquement, alors l’hypothèse est validée. Mais elle n’est pas pour autant démontrée. On peut tenter de la démontrer en la déduisant d’une affirmation plus générale, mais alors se posera le problème de démontrer cette affirmation plus générale.

Le vivant, c’est ce qui vit. Mais qu’est-ce que la vie ? « Par « vie » nous entendons le  fait de se nourrir, de grandir et de dépérir par soi-même. » (Aristote ; De l’âme, II, 1). Manifestement il y a des corps naturels inertes et des corps naturels qui « vivent ». On peut prendre sur le vivant une vue objective, essayer de comprendre les « raisons » de l’activité de ces corps vivants. On peut aussi adopter une compréhension « de l’intérieur ». Mais cela nous est difficile d’extrapoler ce que nous pouvons constater par une introspection. Pour nous, humains, être vivant c’est être capable d’éprouver, de ressentir, d’être affectés de multiples manières.

 

La matière, c’est ce que qui est censé être sans vie propre, c’est l’inerte. La matière s’oppose aussi à la forme. Ainsi des statues qui possèdent la même forme peuvent être constituées de plusieurs matières. Mais qu’est-ce qu’au fond la matière ? La physique recherche les « constituants fondamentaux » de la matière. Cette recherche a entraîné une remise en question de la conception classique qui s’est imposée culturellement depuis le 17ème siècle. Selon cette conception, la matière est ce qui occupe un lieu, c’est de l’espace rempli, aussi petit soit-il. Mais le développement de la physique au 20ème siècle a bouleversé cette manière de concevoir la matière.

 

L’esprit, c’est ce qui ne serait pas matériel. Le mot « esprit » vient du latin « spiritus », qui signifie d’abord « souffle ». C’est du côté de la pensée, de la conscience qu’il faut chercher l’esprit. L’esprit renvoie donc à tout ce qui ne se laisse pas facilement rattacher à des choses spatialement distinctes. L’esprit d’un peuple par exemple renvoie à la mentalité collective. L’esprit c’est aussi la vivacité intellectuelle (« un mot d’esprit »). C’est enfin une substance qui pense et qui pourrait exister indépendamment du corps.

 

La vérité se définit par l’accord entre la représentation et la réalité. La représentation existe dans la pensée, elle peut être énoncée verbalement ou par image. Si ce que je pense est en accord avec la réalité, alors je suis dans le vrai. Dans le cas contraire, je suis dans le faux.

 

B) Problèmes.


Les problèmes qui se posent à propos de ces notions sont nombreux, trop nombreux pour pouvoir être tous traités dans le cadre d’un cours de 3 heures hebdomadaires.

On en mentionnera quelques uns :


a) La raison et le réel :


 Est-ce que la raison peut expliquer le réel ? C’est-à-dire : est-ce que le réel est rationnel ? Jusqu’où peut aller l’explication de la réalité par la raison ? Peut-on tout expliquer, c’est-à-dire rendre raison de tout ? On distinguera ici deux sens à ces questions. On peut envisager que le réel soit dans son fond rationnel et donc explicable, même si pour l’instant les hommes de ce début de XXIème siècle sont loin d’avoir tout compris. Mais on peut aussi penser que l’on ne peut tout expliquer parce que fondamentalement il n’y a pas de principe rationnel ultime qui permettrait de tout déduire. Ainsi, pour prendre une question qui est au centre de débats passionnants entre cosmologistes : pourquoi la vitesse de la lumière est-elle de 300 000 Km/s ? On peut espérer déduire cette valeur de principes fondamentaux. Mais on peut aussi penser qu’il n’y a pas de raison ultime qui permettrait d’expliquer certaines données. Il y a une troisième voie qui consiste à faire intervenir ce que l’on appelle le principe anthropique : si la vitesse de la lumière est de 300 000 Km/s, c’est que c’est la valeur nécessaire à la formation d’un univers où la vie peut apparaître, et ainsi l’être humain.

En philosophie, on constate un débat, et donc un désaccord, entre les philosophes qui tentent de montrer qu’il y a bien une raison ultime, même si cette raison est située au-delà de l’intelligence conceptuelle, qui procède par raisonnements[1], et ceux qui pensent que nous sommes obligés de nous arrêter à des affirmations qui ne peuvent être déduites et qui ne peuvent qu’être constatées, ou posées comme expliquant ce qui est constaté. On peut appeler les premiers des rationalistes, et les seconds des empiristes.

 

b) Qu’est-ce que le réel ?

Si le Réel est ce qui est indépendant de notre connaissance, alors comment peut-on prétendre connaître le réel ?


c)Peut-on tout démontrer ?

Problème qui rejoint celui de la capacité de la raison à rendre compte de la réalité.


d) La connaissance du vivant est-elle du même ordre que la connaissance des choses matérielles ?

  Y a-t-il une finalité à l’œuvre ? Y a-t-il une connaissance du vivant qui ne soit pas une connaissance de l’objet « vivant » ?


e) Y a-t-il une substance spirituelle qui soit différente de la substance matérielle ?

Faut-il réduire ce que l’on appelle l’esprit (les états psychiques) à des états matériels (les ensembles de neurones) ?


f) La vérité est-elle possible ?

Comment parvenir à une représentation qui soit conforme à la réalité ? 

On traitera ce dernier problème, qui permet d’aborder la plupart des autres problèmes.

 


2) La vérité, subjectivité et objectivité.


Si la vérité est l'accord de la pensée et de la réalité, connaître la vérité, ce serait connaître la réalité telle qu'elle est. Mais à ce projet s'oppose notre subjectivité. Car nous connaissons la réalité à travers l'expérience que nous en avons. Or, cette expérience est subjective. Nous ne connaissons donc pas la réalité telle qu'elle est mais telle que notre expérience nous permet de la connaître. L'expression que l'on entend assez souvent le dit bien "A chacun sa vérité"... Pourtant l'expérience de la vie en société montre que nous avons une certaine entente de ce qu'est la réalité. Nous nous accordons de façon générale sur ce qui est réel et sur ce qui ne l'est pas (l'imaginaire, le rêve...). Mais cet accord est un accord portant la marque de la subjectivité de l'espèce et du groupe social dont nous faisons partie. La subjectivité n'est pas forcément individuelle, elle est ce qui relève d'un sujet particulier. L'espèce et la culture sont de l'ordre de la subjectivité.  Si notre vie quotidienne se meut dans ce cadre subjectif, on constate aussi un effort pour dépasser ce cadre et accéder à une connaissance objective. Cet effort prend la forme de la science.

Comment la science peut-elle prétendre atteindre une connaissance objective ?

La science est-elle réellement capable de nous donner La Vérité ?


A) Comment la science parvient-elle à nous donner une connaissance objective ?


  a) L'exemple des couleurs.

 

Dans l'attitude naïve qui est la nôtre au quotidien, nous pensons que les qualités que nous attribuons aux objets existent véritablement dans ces objets. Ainsi nous pensons que ce crayon est rouge puisque nous le voyons rouge.

Mais la couleur est une qualité éminemment subjective puisqu'elle varie selon le sujet qui la perçoit.

Un animal autre que l'homme ne verra pas l'objet de la même manière, il ne sera pas sensible aux mêmes couleurs.

Un individu ne percevra pas les couleurs de la même manière qu'un autre.

La langue que nous parlons ne nous fera pas classer les couleurs de la même manière.

 

L'étude comparative de Gleason sur la manière dont trois langues différentes classent les couleurs nous le montre bien.

  

                 français

      indigo

         bleu

       vert

            jaune

          orange

       rouge

                   chona

           cipswuka

         citema

          cicena

       cipswuka

                  bassa

                                   hui

                                         ziza

 

 

 

  La méthode scientifique s’appuie sur la mesure. Ainsi les couleurs du spectre visible sont référées à des longueurs d’onde différentes.

On constate que l’œil humain est sensible à des longueurs d’onde comprises entre 400 et 750 nanomètres. Ainsi ce que nous appelons « rouge » correspond à une longueur d’onde qui se situe entre 625 et 740 nm.

Ce qui est objectif, c’est cette longueur d’onde. Ce qui est subjectif, c’est la manière dont nous vivons l’expérience de la couleur.

De même, la notion de température est une notion qui se prête à la mesure. On peut mesurer la température de l’eau dans un récipient, et sortir ainsi de la subjectivité. Pour l’un, une température de 20° sera chaude, pour un autre, elle sera froide. Pour l’observation scientifique, elle est de 20°.

 

Notons donc que si la démarche scientifique suppose la mesure, elle ne peut concerner que les choses qui se prêtent à la mesure. Les émotions, les sentiments, les pensées ne se laissent pas mesurer (on peut mesurer certains de leurs effets corporels, mais pas leur réalité propre). De même des notions comme celle de « Dieu » ou celle de « l’âme » ne se prêtent pas à une approche quantitative.

 

b) L’exemple de la mesure de la circonférence terrestre.  


Contrairement à ce que l’on croit souvent, la forme sphérique de la Terre n’est pas une découverte de la « Renaissance », ni du 17ème siècle.

La forme sphérique de la Terre était admise depuis l’Antiquité. Un philosophe grec, Aristarque de Samos, avait même proposé au 3ème siècle avant Jésus-Christ, un système héliocentrique (le soleil est au centre et la Terre tourne autour ainsi que sur elle-même).

Et un savant alexandrin, Eratosthène, était même parvenu, au 3ème siècle avant Jésus Christ, à calculer sa circonférence.

Il remarque qu’à Syène, le jour du solstice d’été, le soleil éclaire totalement le fond d’un puits à midi.

 

 

 

Il mesure au même moment l’angle fait par un baton planté en terre à Alexandrie. Cet angle est de 7°12’. Eratosthène fait l’hypothèse que vu la grande distance entre la Terre et le Soleil, on peut considérer que les rayons de celui-ci sont parallèles. Selon le théorème de Thalès établissant l’égalité des angles alternes-internes, les 2 angles i sont égaux.   L’angle correspondant à l’arc de cercle Alexandrie-Syène est donc de 7°12’. On a donc le rapport suivant :

360°/7,12' = Circonférence terrestre/distance Alexandrie-Syène.

Ce qui donne 50 = circonférence terrestre/distance Alexandrie-Syène.

Ce qui peut s’écrire : circonférence terrestre = 50 x distance Alexandrie-Syène.

Il reste donc à connaître la distance entre Alexandrie et Syène. Celle-ci est calculée à partir de la mesure effectuée par un bématiste (compteur de pas) et donne 5000 stades.

Un stade vaut 157,5 mètres.

Donc, la distance entre Alexandrie et Syène est de 787,5 km.

La circonférence de la Terre peut donc être calculée : elle est de 50 x 787, 5 km, soit 39375 km.

Ce qui est très proche de la valeur actuellement retenue : 40075,02 km

Que retirer comme enseignement de cet exemple ?

  Eratosthène a pu découvrir une vérité en procédant à une lecture rationnelle de l’expérience. Il a inscrit l’expérience sensible dans un schéma mathématique et a procédé aux mesures lui permettant de découvrir ce qui n’était pas directement apparent.

 

c) L’exemple de la pesée de l’air par Torricelli et de celui de la mesure de la pression atmosphérique par Pascal.


Dans la ville italienne de Florence, les fontainiers se sont aperçus que l’eau ne montait pas à plus de 10,33 m dans les pompes où on a fait le vide. Si l’eau monte lorsqu’on fait le vide, c’est parce que, croyait-on, « la nature a horreur du vide ». Or si elle ne monte pas à plus de 10,33 m, cela voudrait dire qu’il y a bien du vide, et que la nature ne l’a pas en horreur…

Torricelli reprend une idée de Baliani, savant italien ami de Galilée qui écrit dans une lettre à ce dernier :

"J'étais parvenu à l'idée suivant laquelle il n'y a pas de répugnance dans la nature des choses à ce que le vide se fasse.(…) Nous sommes au fond de l'immensité (de l'air) et ne ressentons ni son poids ni la compression qu'il exerce de tous côtés sur nous, car notre corps a été fait par Dieu de manière telle qu'il puisse résister à cette compression. (Ce poids), qui doit être très grand, n'est cependant pas infini : il est donc déterminé. Avec une force de proportion convenable, on devrait pouvoir le dépasser et provoquer ainsi le vide. Celui qui voudrait trouver cette proportion devrait connaître la hauteur de l'air et son poids aux différentes hauteurs". Lettre de Baliani à Galilée d’octobre 1630.

 

Il en déduit que le mercure, qui est 13,6 fois plus dense que l’eau devrait monter dans un tube à la hauteur de 1033 cm/13,6 = 76 cm.

L’expérience est réalisée en 1644 par Viviani et confirme le résultat calculé par Torricelli.

 

 

 

  Pascal ira plus loin en mesurant pour la première la « pression atmosphérique ». Si cette pression existe, elle doit être moindre au sommet d’une montagne qu’à sa base.

L’expérience est réalisée le 19 septembre 1648 , au pied et au sommet du Puy de Dôme (1465 m) et confirme le résultat prévu par Pascal.

 

 

 

 

 

 

B) La critique de la science et la réfutation du scientisme.


  Critiquer ne veut pas dire ici faire des reproches, encore moins dénigrer, mais plutôt examiner, distinguer, évaluer.

Quelle est la valeur de la science du point de vue de sa prétention à la vérité ? La science moderne prétend atteindre une vérité en alliant raison et expérience. La raison fournit la structure mathématique, géométrique et arithmétique, l’expérience fournit le test permettant de valider la structure.

Ainsi on distingue 3 étapes de la méthode expérimentale :

1)      Observation et mesure.

2)      Formulation d’une hypothèse.

3)      Test d’une conséquence tirée de l’hypothèse.

  Mais pour observer et formuler une hypothèse sous forme mathématique, il faut recourir à la mesure. Il faut donc passer de l’expérience « naïve » à l’expérience scientifique.

Cette transformation ne va pas de soi, elle n’est pas « neutre ».

Elle suppose un acte, et donc une décision : faire abstraction de ce qui dans l’objet n’est pas mesurable, ne conserver que ce qui se prête à la mesure.

On voit bien, dans la célèbre analyse que donne Descartes du « morceau de cire », ce que cet acte suppose de volonté de ne garder de l’objet que ce qui demeure au-delà des changements d’états : la substance matérielle qui se prête à la mesure.


  "Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n’entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d’ordinaire plus confuses, mais de quelqu’un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche : il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent faire distinctement connaître un corps se rencontrent en celui-ci.

Mais voici que, cependant que je parle, on l’approche du feu : ce qui y restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne rendra aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu’elle demeure et personne ne le peut nier. Qu’est-ce donc que l’on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j’y ai remarqué par l’entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l’odorat, ou la vue, ou l’attouchement ou l’ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n’était pas ni cette douceur de miel, ni cette agréable odeur de fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d’autres. Mais qu’est-ce, précisément parlant, que j’imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-là attentivement, et éloignant toutes les choses qui n’appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d’étendu, de flexible et de muable. Or, qu’est-ce que cela : flexible et muable ? N’est-ce pas que j’imagine que cette cire, étant ronde, est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n’est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j’ai de la cire ne s’accomplit pas par la faculté d’imaginer.

Qu’est-ce donc maintenant que cette extension ? N’est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c’est que la cire, si je ne pensais qu’elle est capable de recevoir plus de variétés selon l’extension, que je n’en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d’accord, que je ne saurais pas même concevoir par l’imagination ce que c’est que cette cire, et qu’il n’y a que mon entendement seul qui le conçoive ; je

dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général il est encore plus évident. Or quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par l’entendement ou par l’esprit ? Certes c’est la même que je vois, que je touche, que j’imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit n’est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l’a jamais été, quoiqu’il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elles, et dont elle est composée."  Descartes ; Méditations métaphysiques, seconde méditation « De la nature de l’esprit humain et qu’il est plus aisé à connaître que le corps » ; 1641.


Ce que Galilée exprimait de cette manière :


  « Le livre de la philosophie [c’est-à-dire de la physique] est celui qui est perpétuellement ouvert devant nos yeux ; mais comme il est écrit en des caractères différents de ceux de notre alphabet, il ne peut être lu de tout le monde ; les caractères de ce livre ne sont autres que triangles, carrés, cercles, sphères, cônes et autres figures mathématiques, parfaitement appropriés à telle lecture. » Galilée ; Lettre à Fortunio Liceti, janvier 1641.


  Le noyau objectif que Descartes identifie dans le morceau de cire, c’est ce qui se présente comme inscrit dans l’expérience sensible et comme le support invariant de celle-ci. Il y a donc encore pour Descartes une certaine continuité entre l’objet « objectif » de la connaissance scientifique et l’objet « subjectif » de l’expérience concrète.

Cette continuité sera progressivement remise en question par le progrès scientifique qui partant bien de l’objet de l’expérience concrète, finit par lui substituer un nouvel objet qui n’a plus grand-chose à voir avec le premier.


Le danger est de considérer que ce nouvel objet est le seul réel, alors qu’il est issu de l’objet « concret » par un effort d’abstraction et d’imagination qui est constitutif de la réalité scientifique. On croit que l’objet scientifique est le seul qui soit objectif, alors que son objectivité est elle-aussi construite par la subjectivité du chercheur.

La science vise bien à une vérité : expliquer le comportement des objets en les réduisant à leurs dimensions mesurables et en mettant en relation, sous forme de lois, ces dimensions. La loi permet de calculer et donc de prévoir, la théorie permet de comprendre la structure de l’objet en pensant ensemble ses diverses dimensions. Mais elle confronte sa représentation de l’objet à d’autres représentations qui sont présentes dans l’expérimentation. Elle se meut donc dans une réalité objective qui n’est pas le Réel au sens absolu, mais une des formes de la réalité.

Reprenons notre propos en définissant les termes qui permettent d’en préciser le sens.

Le Réel pourait être défini comme ce qui existe indépendamment de la connaissance.

La réalité serait alors ce qui existe dans l’intersubjectivité, ce qui s’oppose donc à la fantaisie individuelle, mais qui se construit par la triple intervention de la sensibilité, de l’imagination et de la raison.

Il n’y a donc de réalité que par une subjectivité qui la vise dans des actes de conscience.

Et il y a une pluralité de réalités selon la nature de l’objet visé et selon les manières de se rapporter à lui.

Le scientisme est cette idéologie qui prétend faire de la science le seul accès au Réel, la seule réalité.

Il identifie le Réel et l’objet scientifique. Oubliant que le Réel peut s’appréhender de diverses manières. Et qu’il n’y a de vérité que dans un rapport entre une représentation et une réalité donnée à travers des actes de conscience qui la constitue en réalité.

Un exemple de ce scientisme nous est présenté dans le propos du scientifique Eddington :


Eddington (1882-1944). « La nature du monde physique » :

"Eddington commence en confiant à ses lecteurs que, quand il s’installa pour écrire son livre, il avança ses deux fauteuils vers ses deux tables : et il poursuit en exposant les différences entre les tables : « l’une d’elles m’a été familière dès mon plus jeune âge(…). Elle est étendue, elle a une relative permanence ; elle est colorée ; et surtout elle est substantielle (…). La table n° 2 est ma table scientifique. Elle (…) est composée essentiellement de vide. Dispersées avec parcimonie dans ce vide se trouve de nombreuses charges électriques qui se meuvent à grande vitesse ; mais leur masse compacte occuperaient moins d’un milliardième du volume de la table elle-même. Néanmoins elle supporte le papier sur lequel j’écris d’une façon aussi satisfaisante que la table n° 1 ; car, quand je pose le papier sur elle, les petites particules électriques, animées d’une très grande vitesse, la soutiennent par dessous, de sorte que le papier est maintenant à un niveau pour ainsi dire constant à la façon d’un volant… Il y a une différence essentielle qui est la suivante : le papier devant moi plane-t-il comme s’il était sur un essaim de mouches(…) ou est-il soutenu parce qu’il y a sous lui une substance, la nature intime d’une substance consistant à occuper un espace dont tout autre substance est exclue (…) ? Je n’ai pas besoin de vous dire que la physique moderne m’a, par des épreuves délicates et  par une logique impeccable, convaincu que ma seconde table, la table scientifique, est la seule qui soit là réellement (…) En revanche, je n’ai pas besoin de vous dire que la physique moderne ne réussira jamais à exorciser la première table – étrange mélange de nature extérieure, d’images mentales et de préjugés hérités – car elle est là, visible aux yeux et sensible au toucher. »

 

       Hempel, Eléments d’épistémologie, 1966. (Philosophy of Natural Science).


 A quoi il faut répondre que la table n°1 et la table n°2 sont deux réalités, et que la table n°2 est issue de la table n°1. Il y a une antériorité à la fois chronologique et ontologique de la table n°1, c’est-à-dire de l’expérience dans laquelle se donnent fondamentalement les objets.


Ce que montrent bien les philosophes qui en s'inspirant de la Phénoménologie de Husserl, s'attachent à décrire les fondements de notre présence au monde : Heidegger et Henry.


  "Autre exemple : le physicien et astronome anglais Eddington, parlant de sa table, dit que toute chose de cette sorte, table, chaise, etc., a un sosie, un double. La table n° 1 est la table connue depuis l’enfance. La table n° 2 est la table « scientifique ». Cette table scientifique, c’est-à-dire la table que la science détermine dans sa choséité, ne se compose pas de bois, mais se compose pour la plus grande part d’espace vide ; dans ce vide sont semées ça et là des charges électriques qui vont et viennent brusquement à grande vitesse. Quelle est donc la vraie table ? La table n° 1 ou la table n° 2 ? Ou bien sont-elles vraies l’une et l’autre ? Au sens de quelle vérité ? Quelle vérité médiatise entre elles deux ? Il faut donc qu’il y ait une troisième vérité, par rapport à laquelle la table n° 1 et la table n° 2 sont vraies chacune à sa manière, et représentent des variantes de la vérité." Heidegger ; Qu’est-ce qu’une chose ?, 1935-36.

   

"Les déterminations géométriques auxquelles la science galiléenne tente de réduire l’être des choses sont des idéalités. Celles-ci, loin de pouvoir rendre compte du monde sensible, subjectif et relatif dans lequel se déroule notre activité quotidienne, se réfèrent nécessairement à ce monde de la vie, c’est seulement par rapport à lui qu’elles ont un sens, c’est sur le sol incontournable de ce monde qu’elles sont construites. (…)

D’autre part, en tant qu’idéalités, les déterminations géométriques et mathématiques dont font usage les sciences de la nature supposent l’opération subjective qui les produit et sans laquelle elles ne seraient pas : il n’y a dans la nature ni nombre ni calcul, ni addition ni soustraction, ni droite ni courbe : ce sont là des significations idéales qui trouvent leur origine absolue dans la conscience qui les crée au sens strict du mot et qu’on doit appeler à leur égard une conscience transcendantale. Si donc les idéalisations géométriques et mathématiques proviennent de la subjectivité c’est que, loin de réduire celle-ci à n’être qu’une apparence, le monde de la science trouve au contraire en elle le principe qui l’engendre continuellement comme la condition permanente de sa propre possibilité.

Dans la mesure enfin où le monde de l’esprit, avec ses lois et ses créations propres, repose, semble-t-il, sur une nature, sur une corporéité humaine ou animale, cette nature n’est précisément pas le monde de la science avec ses idéalités abstraites, c’est celui de la vie – un monde auquel il n’est d’accès qu’à l’intérieur d’une sensibilité telle que la nôtre et qui ne se donne jamais à nous qu’à travers le jeu sans fin de ses apparitions subjectives constamment changeantes et renouvelées. L’illusion de Galilée comme de tous ceux qui, à sa suite, considèrent la science comme un savoir absolu, ce fut justement d’avoir pris le monde mathématique et géométrique, destiné à fournir une connaissance univoque du monde réel, pour ce monde réel lui-même, ce monde que nous ne pouvons qu’intuitionner et éprouver dans les modes concrets de notre vie subjective.

Or cette vie subjective ne crée pas seulement les idéalités et les abstractions de la science (comme de notre pensée conceptuelle en général), elle donne d’abord forme à ce monde de la vie au milieu duquel se déroule notre existence concrète. Car une réalité aussi simple qu’un cube ou qu’une maison n’est pas une chose qui existe hors de nous et sans nous, en quelque sorte par elle-même, comme le substrat de ses qualités. Elle n’est ce qu’elle est que grâce à une activité complexe de la perception qui pose, au-delà de la succession des données sensibles que nous en avons, le cube ou la maison comme un pôle identique idéal auquel se réfèrent toutes ces apparitions subjectives. "   Michel Henry ; La Barbarie, 1987.


On peut donc répondre à Eddington que la table n°2 également  est une construction imaginaire (même si cette construction se déploie dans le cadre des règles de l’objectivité scientifique), et non pas la table réelle. Comme le montre bien Einstein, la physique n’a pas affaire au Réel, mais à la réalité qu’elle construit :

 

"Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de ce tout qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra ainsi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective."       Einstein et Infeld : L’évolution des idées en physique. 1936.

  La réalité est donc forcément subjective, et l’objectivité n’est qu’une modalité de cette subjectivité fondamentale. Cette réalité fait signe vers un Réel qui lui donne tout son sens, mais elle ne peut prétendre se confondre avec lui.

 

.

 

 



[1] Dans la République (Livre VI, 511b-511e), Platon distingue dans le domaine de l’intelligible (les « idées » ou concepts) deux sortes de démarches. La démarche scientifique part d’hypothèses à partir desquelles elle déduit les propriétés des choses visibles (accessibles à l’observation). La démarche philosophique part de ces hypothèses mais elle tente de les dépasser vers ce qui est « anhypothéthique ». L’opinion (Doxa) a affaire aux choses sensibles uniquement, la pensée (Dianoia) se sert de concepts mais qu’elle ne fonde pas. L’intelligence (Nous) remonte à ce qui permet de fonder les concepts. Mais le Principe suprême (Le Bien) est pour Platon situé au-delà des idées elles-mêmes et semble n’être accessible qu’à une sorte d’intuition intellectuelle.  Il y a donc quatre états mentaux correspondant aux objets possibles : l’intellection qui permet de saisir les essences en les dérivant du Principe, la pensée qui permet de saisir les essences mais en les prenant comme des principes explicatifs, la croyance qui fixe une opinion sur les choses, la représentation qui stabilise la faculté perceptive à un moment donné.

 

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18 février 2012 6 18 /02 /février /2012 15:08

 Arbeit macht frei-copie-1

 

 

Le travail peut se ranger parmi les modes de l’activité humaine. L’activité en général consistant à modifier consciemment l’environnement selon une intention qui a été réfléchie. L’activité se distingue de la contemplation. Car si celle-ci n’est pas passive, elle ne vise pas la modification du milieu,  on doit donc la considérer comme différente de l’activité proprement dite.

Quelles sont les diverses modalités de l’activité ?

On peut en distinguer trois :

  • Le travail : c’est l’activité qui est pénible par elle-même et qui vise à obtenir un gain extérieur au résultat de l’activité. L’activité n’a donc pas besoin d’avoir un sens par elle-même, elle produit une valeur d’échange. Ainsi le travailleur fournit un effort qu’il ne fournirait pas s’il n’obtenait pas un avantage une fois l’effort fourni. Cet avantage peut être un salaire, cela peut être le gîte, le couvert et l’assurance de rester en vie quelque temps, si le travailleur est esclave.

 

  • L’œuvre : il s’agit de l’activité qui est faite surtout en vue du résultat lui-même. Selon l’attention, la qualité de son activité, celui qui œuvre sera devant un résultat dont il peut être plus ou moins fier. Le modèle de ce type d’activité se trouve sans doute chez l’artiste qui est censé faire « une œuvre », c’est-à-dire produire quelque chose dans quoi il a mis de lui-même, qui a un sens intrinsèque et non pas une simple valeur d’échange.

 

  • L’action : c’est l’activité de celui qui vise à transformer les relations entre les hommes. Le modèle en est l’homme politique, et plus généralement l’homme qui peut modifier la manière dont le groupe auquel il appartient se comporte. On trouve ce type d’action chez les organisateurs, les entrepreneurs, tous ceux que l’on appelle d’ailleurs les « hommes d’action ».

 

Dans cette diversité des modes d’activité, le travail semble présenter la position la plus basse. Il est l’activité dont la pénibilité est la plus grande, en proportion même de son manque d’intérêt propre. Cela se confirme si l’on fait attention à l’étymologie du mot : « travail » vient du latin tripalium« tripalium », qui désignait un instrument de torture. On retrouve d’ailleurs cette connotation de souffrance lorsqu’on parle du travail de la femme qui accouche.

En quel sens pourrait-on en faire un instrument de libération ? Libération vis-à-vis de quoi ? Les nazis avaient inscrit au-dessus des porches d’entrée des camps de concentration et d’extermination  (Auswitch, Dachau, Gross-Rosen,  Sachsenhausen…) la phrase : « Arbeit macht frei » : « Le travail rend libre », serait-ce par pur cynisme ou y avait-il là la tentative dérisoire de se référer à une éthique du travail pour masquer l’entreprise criminelle ?



 

Quelle serait cette éthique ?

« Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin. » écrit Voltaire dans « Candide ».

Le besoin, puisque c’est en travaillant, en fournissant un effort en lui-même pénible, que nous parvenons à satisfaire nos besoins vitaux. Le vice, car quand on ne travaille pas, on peut avoir des désirs excessifs ou pervers, le mauvais côté de l’homme ne demandant qu’à se manifester. L’ennui, puisque l’inactivité nous pèse. Le travail permet donc de se libérer des besoins vitaux en leur donnant les moyens de se satisfaire, et de se libérer des tentations ou simplement du sentiment de vide qui s’empare de nous lorsque nous ne sommes pas occupés.

« Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. » Pascal ; Pensées ; § 131.l'ennui

Mais il y aurait aussi dans le travail une libération des potentialités latentes qui seraient restées sans cela en friche. En étant obligés de travailler, les hommes seraient conduits à développer leurs aptitudes. Si nous avions tout ce que nous désirons sans rien faire, nous ne ferions aucun effort pour cultiver nos facultés. Le travail est ainsi un puissant stimulant de nos forces latentes, que ce soit sur un plan physique ou sur un plan intellectuel. On trouve cette idée bien exprimée par Marx lorsqu’il écrit que « L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre l’effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d’une tension constante de la volonté. Elle l’exige d’autant plus que, par son objet et son mode d’exécution, le travail entraîne moins le travailleur, qu’il se fait moins sentir à lui-même comme le libre jeu de ses forces corporelles et intellectuelles, en un mot, qu’il est moins attrayant. »  Karl  Marx ; Le Capital, Livre I, ch. 7 ; 1867.

Moins le travail est attrayant en soi et plus il exige de la part du travailleur un effort de la volonté. Il incite donc l’homme à se dépasser et à  se dominer pour atteindre une maîtrise de lui-même qui l’accomplit en tant qu’être humain.



 

Ainsi se détermine une conception du travail comme une activité foncièrement émancipatrice puisque par le travail, l’homme se libèrerait à la fois des contraintes du milieu, qu’il va façonner en fonction de ses désirs, et de sa propre inertie qui le maintiendrait dans la stagnation.

Mais il n’en reste pas moins que le travail est une souffrance qui pèse sur les individus qui y sont soumis. D’ailleurs les sociétés traditionnelles agricoles étaient d’accord pour ne lui accorder qu’une valeur très secondaire. Leur conception générale du travail était globalement la même : il faut bien qu’il y ait des travailleurs pour qu’il y ait des individus disposant du temps nécessaire pour se consacrer à ce qu’il y a de plus noble : l’action et la contemplation. Telle est la conception qui domine l’antiquité et une bonne partie du Moyen-âge : l’homme est d’autant plus libre qu’il n’a pas besoin de travailler et peut se consacrer à ce qu’il y a de plus important : la politique (et la guerre qui souvent l’accompagne) et le savoir[1].

 

 

 

 

A supposer que l’on refuse la séparation entre ceux qui travaillent et ceux qui oeuvrent  ou agissent, comment faire en sorte que le travail ne soit pas synonyme de souffrance ? Comment supprimer ou réduire la  souffrance inhérente au travail ?

On peut envisager de le faire de deux manières :



 

-          Soit en rendant le travail intéressant en soi, ce qui le rapprocherait des deux autres formes d’activité que sont l’œuvre et l’action.



 

-          Soit en réduisant sa durée de sorte que l’homme puisse disposer d’un temps de loisir qui lui permette de faire ce dont il a vraiment envie et, pourquoi pas, de se cultiver.



 

Tenter de donner du sens au travail dépend à la fois d’un changement de notre attitude individuelle et des conditions sociales qui conditionnent le travail.

On peut d’ailleurs douter de la possibilité de changer uniquement sa propre perception si des conditions sociales minimales ne sont pas remplies.

Modifier sa propre manière de se représenter le travail n’est pas toujours facile, mais il y a là une voie possible pour réduire l’impression de souffrance, et c’est presque une réaction d’auto-défense de l’individu confronté à son travail. Car ce qui fait sans doute le plus souffrir l’homme, c’est le sentiment d’être insignifiant.

Cela peut prendre plusieurs formes : il y a une insignifiance affective, une insignifiance sociale, une insignifiance métaphysique. Dans l’insignifiance affective, l’individu s’éprouve comme isolé, sans personne avec qui nouer de véritables liens d’amitié ou d’amour. Dans l’insignifiance sociale, c’est le manque d’intérêt de la part de la société dans son ensemble, de valorisation du « regard social »[2]. L’insignifiance métaphysique consiste en l’absence de transcendance : la vie individuelle ne s’inscrit dans aucune perspective située au-delà de la vie présente, elle n’a donc aucun sens « en soi »[3]. Les hommes peuvent supporter des souffrances extrêmes s’ils y trouvent un sens. On peut donc trouver un sens dans son travail si on parvient à le relier à une signification affective, sociale, ou métaphysique. Cela ne dépend pas exclusivement d’une décision personnelle, bien entendu.

 

Ainsi le travail très difficile des mineurs était supporté parce qu’il y avait une forte solidarité face aux dangers de la mine, donc des relations affectives intenses, et une signification socialement très valorisée : le mineurs arch lavoixcharbon extrait était une production dont l’utilité était évidente pour tout le monde. La dimension « métaphysique » n’était pas absente puisqu’il y avait chez de nombreux mineurs une adhésion à la foi communiste, ce qui inscrivait le travail accompli dans une perspective transindividuelle.

 

 


 

Aller jusqu’au bout de cette voie, ce serait  parvenir à changer totalement le sens du travail, ou plutôt à lui (re)donner un sens, ce qui finalement aboutirait à le supprimer en tant que travail. Au lieu que le travail soit réduit à un simple moyen pour maintenir l’existence en obtenant un salaire, il (re)deviendrait ce qu’il est censé être par essence : l’activité générique de l’être humain, c’est-à-dire l’activité par laquelle, en produisant un monde qui exprime ce qu’il est, l’homme devient un sujet véritable, conscient de lui à travers la conscience qu’il prend du monde qu’il fait[4]. C’est la voie que semblait esquisser Marx quand il critiquait l’aliénation du travailleur. Cette aliénation consiste en une triple dépossession : D’abord le travailleur aliéné ne choisit pas son travail, il doit prendre ce qu’il trouve, même si ce n’est pas du tout ce qu’il aimerait faire. Ensuite, il doit vendre son temps de travail à quelqu’un qui a les capitaux suffisants pour transformer ce travail en marchandises. Le travailleur aliéné dans son travail ne décide pas non plus de la manière dont ce travail va pouvoir se réaliser. Ce n’est pas lui qui organise la production. L’exemple le plus tangible de cette dépossession est bien sûr le travail à la chaîne mis en place par Ford et théorisé par Taylor (l’ « Organisation scientifique du travail »). Enfin le travailleur ne possède pas le produit de son travail puisque c’est le détenteur des moyens de production (c’est-à-dire des capitaux nécessaires à l’achat des matières premières, des outils de production, et de la force de travail) qui finalement va décider de vendre le résultat, escomptant ainsi réaliser un bénéfice.Travail à la chaine Marx va donc parler d’ « esclavage salarié » : le travailleur ne possède rien, il doit se vendre pour subsister et il n’a aucun intérêt à travailler, sinon justement le salaire qu’il obtient. Il y a bien aliénation, c’est-à-dire dépossession et altération de la force vitale qui constitue le travailleur : il ne s’appartient plus puisque cette force il la cède à quelqu’un d’autre. Aussi Marx indiquait-il qu’il ne s’agissait pas pour les travailleurs de lutter pour obtenir seulement des augmentations de salaire mais de se donner pour but l’abolition du salariat. « Au reste, et tout à fait en dehors de la servitude générale qu’implique le système des salaires, les travailleurs ne doivent pas s’exagérer le résultat final de ces luttes quotidiennes. Qu’ils ne l’oublient pas : ils combattent les effets, non pas les causes ; ils retardent la descente, ils n’en changent point la direction ; ils appliquent des palliatifs, mais ne guérissent pas la maladie. Qu’ils aient garde de se laisser prendre tout entiers à ces escarmouches inévitables que provoque chaque nouvel empiètement du capital, chaque variation du marché. Ils doivent comprendre que le système présent, avec toutes les misères qu’il leur inflige, engendre dans le même temps les conditions matérielles et les formes sociales nécessaires pour reconstruire l’économie et la société. Sur leur bannière, il leur faut effacer cette devise conservatrice : « Un salaire équitable pour une journée de travail équitable », et inscrire le mot d’ordre révolutionnaire : « Abolition du salariat ! » » Karl Marx ; Salaire, prix et plus-value, 1865.

 

 



 

Ainsi, si les travailleurs prenaient le pouvoir et supprimaient la propriété privée des moyens de production, ils pourraient décider ensemble de ce qu’il faudrait produire, des moyens de le produire et chacun pourrait trouver le type d’activité qui lui permettrait d’exercer au mieux ses talents, quitte à changer d’activité lorsqu’il aurait fait le tour de la tâche qu’on lui aurait confiée. Dans un texte qui ne fut publié que longtemps après sa mort, Marx envisageait que dans « la société communiste, où chacun n'a pas une sphère d'activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de pratiquer l'élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique. »

Karl Marx : L’idéologie allemande (1846) ; 1ère partie « Feuerbach », Editions sociales, p.32.

 

La deuxième manière de réduire la souffrance du travail n’est pas de le rendre intéressant en soi, mais de le restreindre. On prend acte que travailler n’est pas une activité plaisante, mais on tente de diminuer le temps que l’on doit y consacrer. C’est d’ailleurs un objectif constant des luttes des travailleurs que de faire baisser la durée de la journée de travail. Les grandes luttes syndicales en Europe et aux Etats-Unis sont parvenues à obtenir une diminution conséquente. La journée de travail qui était comprise entre 8h en hiver et 12h en été au Moyen âge, pour 240 jours ouvrés par an est passée au cours du 19ème siècle à une moyenne de 15 h par jour, quelle que soit la saison et tous les jours de l’année (sauf le dimanche, et encore, pas pour tous les métiers). Il a fallu attendre en France la loi du 30 mars 1900, dite « loi Millerand », pour que la journée de travail soit limitée à 10 heures. Les conditions actuelles en Travail chine apple 2Chine sont du même ordre que celles qui prévalaient en Europe au 19ème siècle : journée de 15h pour une semaine de plus de 72 heures[5], y compris pour beaucoup d’enfants, et avec une semaine de vacances par an, au maximum.

 

 

 

 

Marx va également s’exprimer en ce sens puisqu’il reconnaît, dans des textes postérieurs à ceux que nous avons cités, que même dans une société communiste le but serait de limiter le temps de travail, la vraie liberté (l’activité non contrainte) commençant après : « Le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de production matérielle proprement dite. De même que l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quels que soient la structure de la société et le mode de la production. Avec son développement s’étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps s’élargissent  les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail. »

 

Karl Marx : Le Capital, Livre III, tome 3, septième section, ch.48 La formule trinitaire, pp. 198-199 Editions sociales.Karl Marx



 

 

Marx paraît prendre acte ici d’une sorte de fatalité inhérente au travail : il concerne toutes les sociétés et sa nécessité s’accroît au fur et à mesure que s’accroissent les besoins. Il s’agit d’une « lutte contre la nature » qui ne prendra donc jamais fin, et qui augmente même avec les besoins socialement conditionnés. La liberté ne peut donc commencer à exister qu’en ayant satisfait ces besoins grâce à l’augmentation de la puissance matérielle des hommes. C’est ici la machine qui est en quelque sorte chargée d’assurer les conditions de la liberté. Si l’homme produit grâce à elle de quoi satisfaire plus facilement ses besoins, il pourra réduire la durée de la journée de travail et se livrer enfin à ce qu’il souhaite. Mais comme les besoins augmentent en proportion de la puissance matérielle des hommes, on ne voit pas que l’on puisse atteindre de façon pérenne ni même relativement durable la liberté.



 

Le socialiste Paul Lafargue ira dans le même sens dans son célèbre « Le Droit à la paresse » en allant jusqu’à faire de la machine une sorte de nouveau Dieu chargé de libérer l’humanité du travail : « Nos machines au souffle de feu, aux membres d’acier, infatigables, à la fécondité Robot qui aidemerveilleuse, inépuisable, accomplissent docilement d’elles-mêmes leur travail sacré ; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des « sordidoe artes » et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté. »

Paul Lafargue : Le droit à la paresse, 1880.

C’est la même idée que l’on trouve chez un philosophe pourtant assez éloigné de Marx, Bergson. Il fait également de la réduction du temps de travail, rendue possible grâce à la machine, la condition qui permettrait d’accéder à une vraie liberté.

« Quand on fait le procès du machinisme, on néglige le grief essentiel. On l’accuse d’abord de réduire l’ouvrier à l’état de machine, ensuite d’aboutir à une uniformité de production  qui choque le sens artistique. Mais si la machine procure à l’ouvrier un plus grand nombre d’heures de repos, et si l’ouvrier emploie ce supplément de loisir à autre chose qu’aux prétendus amusements, qu’un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu’il aura choisi, au lieu de s’en tenir à celui que lui imposerait, dans des limites toujours restreintes, le retour (d’ailleurs impossible) à l’outil, après suppression de la machine. »                              

  Bergson ; Les deux sources de la morale et de la religion, Remarques finales. (1932).



 

D’une certaine manière, l’évolution historiquement constatable de notre relation au travail a suivi ces deux voies, et elle en a aussi rencontré les limites.



 

A la souffrance du travail, on a tenté d’opposer le sens du travail. Le lieu de travail étant l’endroit où se nouent l’essentiel des relations affectives en dehors de la famille, il apparaît que le travail a au moins ce sens de mettre en relation des êtres humains. Ce qui explique d’ailleurs que la retraite ou le chômage soient si mal vécus par certains travailleurs, en dehors des considérations financières. Il y a aussi la dimension sociale qui joue un rôle, et qui peut être politiquement exaltée. Le travailleur peut se sentir utile dans la mesure où le résultat de son travail, même s’il ne lui appartient pas en propre et s’il n’a pas vraiment décidé au départ de ce qu’il serait, est pourvu d’un certain prestige reconnu par l’ensemble de la société, ou par une partie non négligeable de celle-ci. C’est ce que l’on a appelé « l’attachement à l’entreprise », d’ailleurs très variable puisquestakhanov dépendant de l’image sociale de ce qui est réalisé. Enfin la dimension « métaphysique » a pu être influente, on l’a vu, même si  cette  dimension fut dégradée par l’utilisation qui en fut faite par les régimes totalitaires (La célébration du travailleur modèle se dévouant pour le Socialisme, avec le stakhanovisme, ou pour la Patrie avec la mobilisation totale exigée par le fascisme et le nazisme). 



 

 

 

 

 

 

 

 

 


Cette recherche du sens au travail est à la fois spontanée, c’est une manière pour l’individu de tenter de maintenir son exigence d’être humain, à savoir lutter contre l’insignifiance, et volontairement exploitée par ceux qui profitent d’un système où le travail des uns permet à d’autres de consacrer à des formes plus raffinées d’activité.

 

ne travaillez jamais

 

 

Resistance au travail

On peut remarquer que les travailleurs, et ceux qui auraient dû l e devenir, ont maintenu une sorte de résistance larvée à cette « mise en signifiance » du travail, en cherchant à créer en dehors du travail d’autres liens, ce qui est souvent passé par un absentéisme systématique, y compris lors de périodes révolutionnaires où les travailleurs étaient censés se dévouer à la « cause » et travailler pour eux-mêmes[6]. 



 

 On a aussi tenté de pallier le caractère intrinsèquement pénible du travail en en diminuant la durée. Historiquement, on a vu que l’ère industrielle avait entraîné une augmentation considérable du temps de travail, et qu’il avait fallu un siècle et demi pour que des lois abaissent de façon significative le temps de travail en France. Ces lois furent d’ailleurs inspirées au départ par des considérations hygiénistes et économiques : l’Etat déplorait notamment le délabrement physique et intellectuel des enfants et les patrons remarquaient que les travailleurs exténués perdaient en productivité[7]. Aujourd’hui, la réduction du temps de travail est présentée par certains comme le remède à l’augmentation du chômage due aux « gains de productivité », alors que d’autres en dénoncent surtout le coût et attendent tout de la « croissance ». Quoi qu’il en soit, et contrairement à ce que l’on pouvait espérer, la diminution du temps de travail ne s’est pas accompagnée d’une véritable liberté dans l’usage du « loisir ».

Boite de nuitAu contraire, une nouvelle donnée sociale est apparue : la consommation généralisée et l’industrialisation des loisirs avec le tourisme, le cinéma, la télévision, la médiatisation des compétitions sportives, les boîtes de nuit, les « espaces marchands » destinés à accueillir la clientèle de travailleurs cherchant à compenser par l’achat et la participation au monde des images la souffrance du travail. Le capitalisme qui s'était construit en faisant appel à une morale de l'effort mettant en avant la volonté et la capacité à différer le plaisir, l'épargne permettant de futurs investissements, s'est ouvert de nouvelles perspectives en développant un hédonisme consumériste. Le plaisir, dans la mesure où il passe par l'achat de ce qui est produit, est une bonne chose, et les dépenses purement ostentatoires sont

galeries marchandes

 

encouragées, à la fois par la publicité, par le crédit, et par le cynisme du discours politique dominant qui identifie bonheur et consommation[8].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ces deux voies ayant montré leurs limites, il restait à tenter de se déplacer vers les activités qui se différencient du travail : l’œuvre et l’action.

L’attrait pour l’artisanat, au sens large du terme, pour le « retour à la terre », pour les métiers faisant appel à une certaine créativité et à une initiative personnelle, nécessaire à l’accomplissement d’une tâche investie d’une valeur reconnue, participe de la tentative de mêler le plus possible « travail » et « œuvre ». Le boulanger qui fait lui-même le pain qu’il va vendre est en situation d’ « œuvrer » : son activité débouche sur un produit dans lequel il a mis de lui-même et dont il peut être fier puisqu’il exprime en quelque sorte son savoir faire propre.  Le-boulanger-enfournant-le-pain

L’infirmière qui s’occupe des malades et veille sur leur état peut également avoir l’impression d’accomplir une « œuvre » puisqu’elle crée une relation qui dépend de son investissement personnel et qui sera d’autant plus bénéfique au patient qu’elle aura su lui apporter toute son attention. On en dirait de même de l’enseignant ou de celui qui participe à la création d’un spectacle : ce ne sont pas des activités qui sont accomplies uniquement ni même parfois principalement pour le salaire qu’elles procurent, mais parce qu’elles permettent à l’individu de créer une situation qui lui semble valoir pour elle-même, ou être socialement utile. Peut-on considérer tout travail comme une « œuvre » potentielle ?

On a vu que cela ne dépendait pas que de la volonté individuelle, et il faut aussi constater que cette tentative de transformer le travail en œuvre se heurte à la tendance contraire, qui est de réduire l’œuvre au travail. L’artisan boulanger va être concurrencé par des boulangeries industrielles qui proposeront un produit portant le même nom à un prix très inférieur. Il faudra donc à l’artisan ou bien se rapprocher du standard industriel et donc diminuer la valeur qualitative de son produit, ou se spécialiser pour une clientèle capable de payer le prix élevé qu’il devra demander pour rentrer dans ses frais. De la même manière, l’infirmière et l’enseignant seront soumis à des conditions de « travail », au sens « industriel » du terme : à savoir accomplir une tâche stéréotypée afin de rentrer dans le cadre de la diminution des coûts. Le temps, indispensable au véritable soin comme à l’éducation, est remplacé par l’opérationnalité maximale. 

L’individu au travail est au centre d’une contradiction. En tant qu'être humain, il aspire à donner du sens à son activité, il désirerait qu’elle soit une œuvre, c’est-à-dire qu’elle témoigne de son engagement personnel et qu’elle réponde au mieux à un besoin socialement reconnu. En tant que « travailleur » pris dans un processus de production et d’échange où les coûts doivent être réduits et où la rentabilité est l’objectif principal, il est contraint d’accomplir un travail pour obtenir un salaire et doit tenter de s’adapter, plus ou moins bien[9] aux contraintes qui lui sont imposées.



 

L’action semble être considérée comme une bonne façon d’échapper au travail puisqu’elle est particulièrement recherchée par ceux qui répugnent à se laisser simplement utiliser, et souhaitent accéder à un statut « supérieur ». Celui qui agit est apparemment à l’abri de la servitude : il a des « responsabilités », le pouvoir de modifier les rapports entre les hommes en faisant des propositions, en donnant des ordres, en faisant accepter ses idées. Il n’exécute pas mais « conçoit » et c’est parce qu’il comprend suffisamment le fonctionnement d’un système qu’il est en mesure en mesure de lui apporter des changements, lesquels  assureront une meilleure efficacité. Mais ici aussi, le rôle de l’initiative personnelle est limité par les contraintes de la « rationalité » économique. Dans un monde où les contraintes de rentabilité sont des lois inflexibles, seul celui qui peut s’adapter à ces lois peut « réussir ». Mais qu’est-ce alors que réussir ?

 

obama yes we canLe domaine de la politique a longtemps été l’essentiel de l’action. Pourtant quel homme politique peut se vanter d’avoir un projet propre et de pouvoir le maintenir malgré les « contraintes objectives » ? Avec la croissance de la complexité des systèmes sociaux, soumis à toute une série de contraintes « rationnelles », la marge de manœuvre de la « politique », au sens de l’action qui procède d’un choix au sujet de la vie collective, se réduit à presque rien. Certes, la démocratie représentative implique que l’enjeu des élections soit suffisamment important pour qu’il y ait une mobilisation de l’électorat. Il y a là comme une sorte de mythe nécessaire au fonctionnement d’un système dont la réalité effective se fonde sur la nécessité de l’adaptation.

Pour que la démocratie représentative fonctionne, il faut que l’électeur croit en son pouvoir de choisir et d’influer sur le cours des événements. Il faut donc que celui qui se présente devant les électeurs joue le rôle de l’homme d’action : une fois investi du pouvoir conféré par leurs suffrages, il « agira » et donc, d’une certaine manière, donnera à ceux qui ont voté l’impression qu’ils ont eux-aussi agi. En réalité son action principale, une fois élu,  sera de persuader les électeurs qu’il faut se plier à la nécessité de la concurrence, des contraintes du « marché », du maintien des rapports de force favorables, et donc accepter l’inévitable. On pourrait faire la même constatation avec le « dirigeant » au sens large : il n’est finalement qu’un exécutant chargé de faire en sorte que le système qui l’emploie continue à fonctionner. Et pour cela il doit parfois beaucoup travailler…

S’il n’est pas vraiment possible de se mettre à l’abri du travail, c’est peut-être que notre société a pris pour axiome premier de son fonctionnement la recherche du « Progrès » par le développement d’une productivité croissante. Si la finalité ultime est de produire toujours plus, et c’est bien le principe fondateur du capitalisme, le travail est le moyen indispensable, et qui s’étend à tous les domaines.

 

Le loisir lui-même devient un travail puisqu’il faut rentabiliser son « temps libre » en voyageant, en consommant, en faisant du sport, en se « cultivant »… Le travail est devenu l’activité principale, contaminant tout le reste. Certes, la mise au travail se heurte justement à la réussite du développement de la productivité : les « machines », au sens large du Capital santéterme, remplacent les travailleurs, ce qui augmente automatiquement le  nombre d’individus sans travail. Mais l’exigence de productivité implique que l’on consacre le moins d’argent possible à la prise en charge de ceux qui ne parviennent pas à s’employer dans le processus productif au sens strict, ni dans les services[10].

 

 Charlot dans la rue

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Contredire cette assimilation de l’activité au travail passe donc par un abandon de l’axiome du « Progrès » conçu comme augmentation de la proConsommationduction. Cet axiome soutient que c’est en produisant que l’homme s’accomplit vraiment en tant qu’être humain. Or s’il est en effet important de fa çonner un milieu qui manifeste l’humanité et permette de satisfaire les besoins humains, il est tout aussi important de ne pas concevoir l’homme comme un être dont la vocation essentielle serait d'imposer des formes à une nature  qui lui serait par principe hostile. Dans le cas contraire, on tombe inévitablement dans une recherche perpétuelle de la satisfaction par la transformation de la nature en produits censés nous en « libérer »[11].

 

 


 

Les anthropologues ayant étudié les sociétés primitives ont relevé que dans ces sociétés la notion de travail comme activité séparée et destinée à produire n’existe pas comme telle[12]. L’activité humaine n’y est pas considérée comme devant soumettre une nature qui lui serait par principe opposée, mais comme une manière de s’accorder avec elle. Il y a dans enawenenawefishwork screencette conception de l’activité humaine une sorte de scrupule a priori qui invite à ne pas trop en faire, à ne pas bouleverser un ordre qui existe indépendamment de la volonté humaine et que celle-ci doit plutôt chercher à comprendre et à respecter. La valeur d’une activité ne se mesure donc pas en termes de « richesses » produites, mais à sa capacité à établir des relations où la vie perdure. Relations entre les hommes et leur entour, entre les hommes eux-mêmes, entre les différentes composantes de l’homme lui-même.

 



 

Sans proposer un « retour » à une période révolue, on ne peut que se demander si ce n’est pas dans cette direction là que la solution au problème du travail devrait être recherchée. Une activité qui serait orientée vers l’instauration de liens, au lieu de chercher l’émancipation par la maîtrise. Car on peut déceler dans la démesure de la production sans limites une sorte de fuite en avant. L’effort productiviste prétend que c’est dans la domination de la nature par les techniques que l’homme atteindra le bonheur, alors que chaque pas fait dans cette direction accroît plutôt le chaos et le sentiment d’absurdité. Les hommes n’ont jamais été aussi puissants, ils n’ont jamais pu prétendre à une maîtrise aussi tyrannique de la nature, y compris de la leur propre, et ils n’ont jamais été aussi éloignés de la liberté puisqu’ils sont asservis à un fonctionnement qui leur impose une logique destructrice. Puisque le travail ne nous a pas rendus libres, la liberté serait peut-être à chercher dans l’acceptation de nos limites, dans le respect des liens qui nous font être ce que nous sommes.



 

It's a Mystery to me:Into the wild 
we have a greed
with which we have agreed
You think you have to want
     
more than you need,
until you have it all you won't be free.
Society, you're a crazy breed.
I hope you're not lonely without me…

“Society”, chanson composée et interprétée par Eddie Vedder pour le film « Into the Wild ».

 

 

 

 

 

 



[1] Cette conception que l’on pourrait qualifier d’aristocratique, au sens où l’inégalité y est clairement affirmée, est reprise par Nietzsche, notamment lorsqu’il signale la contradiction à vouloir en même temps qu’une partie de la société soit destinée au travail dans ce qu’il a de plus asservissant et que tous aient accès à une éducation assez conséquente. Voir notamment « Crépuscule des idoles » ; Divagations d’un « inactuel », §40 : « Si l’on veut  une fin, il faut aussi en vouloir les moyens : si l’on veut des esclaves, il faut être fou pour leur donner une éducation de maîtres. » (1888) Le développement de la société capitaliste depuis Nietzsche a résolu cette contradiction : on a fait en sorte que l’éducation soit moins conséquente et on a créé la publicité.

 

[2] L’importance de ce « regard social » se manifeste par l’influence extraordinaire de la publicité et de la mode. La publicité tend à monopoliser ce « regard social » dont elle se fait l’organe principal. Le principe essentiel de son fonctionnement est de décréter que sans la possession de tel ou tel objet, on n’est rien, on ne compte pas aux yeux des « autres ».

 

[3] Les religions sont censées inscrire les vies individuelles dans un parcours qui les dépasse mais où elles accomplissent un « destin ». A leur manière, les idéologies qui ont tenté de remplacer les religions font égalemment appel à une dimension « trans-individuelle », comme c’est particulièrement évident pour le mouvement communiste, mais aussi pour la croyance en un « Progrès de l’humanité », même si elles excluent par principe que l’individu puisse apprécier le trajet parcouru lorsqu’il disparaîtra, ce qui les rend intrinsèquement contradictoires.

 

[4] « L’animal s’identifie directement à son activité vitale. Il ne se distingue pas d’elle. Il est cette activité. L’homme fait de cette activité vitale elle-même  l’objet de sa volonté et de sa conscience.(…) Par la production pratique d’un monde objectif, l’élaboration de la nature non-organique, l’homme fait ses preuves en tant qu’être générique conscient, c’est-à-dire en tant qu’être qui se comporte à l’égard du genre comme à l’égard de sa propre essence, ou à l’égard de soi, comme être générique. Certes, l’animal aussi produit. Il se construit un nid, des habitations, comme l’abeille, le castor, la fourmi, etc. Mais il produit seulement ce dont il a immédiatement besoin pour lui ou pour son petit ; il produit d’une façon unilatérale, tandis que l’homme produit d’une façon universelle ; il ne produit que sous l’empire du besoin physique immédiat, tandis que l’homme produit même libéré du besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu’il en est libéré ; l’animal ne se produit que lui-même, tandis que l’homme reproduit toute la nature ; le produit de l’animal fait directement partie de son corps physique, tandis que l’homme affronte librement son produit. » Karl Marx : Manuscrits de 1844, Editions sociales, pp 63-64.

 

[5] Chiffres donnés par une étude de chercheurs chinois qui ont enquêté sur les usines « Foxconn » qui fabriquent notamment les I-phones et I-pad. Ils décrivent ces usines comme des « camps de travail forcé » où 13 % des 1 800 ouvriers interrogés ont affirmé s’être évanouis sur la ligne de travail, 28 % avoir été insultés et 16 % avoir reçu une punition physique. http://fr.wikipedia.org/wiki/Foxconn#cite_ref-15

 

[6] On se reportera notamment à l’étude de l’historien Robert Beck « Apogée et déclin de la Saint Lundi dans la France du XIXe siècle » disponible ici : http://rh19.revues.org/index704.html#text et à celle de Michael Seidman « Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail Paris et Barcelone pendant le Front populaire français et la révolution espagnole, 1936-1938 » disponible ici : http://www.mondialisme.org/spip.php?article251

 

[7] Paul Lafargue cite « un des plus grands manufacturiers d’Alsace, M. Bourcart, de Guebwiller, (qui) déclarait:"Que la journée de douze heures était excessive et devait être ramenée à onze heures, que l'on devait suspendre le travail à deux heures le samedi. Je puis conseiller l'adoption de cette mesure quoiqu'elle paraisse onéreuse à première vue; nous l'avons expérimentée dans nos établissements industriels depuis quatre ans et nous nous en trouvons bien, et la production moyenne, loin d'avoir diminué, a augmenté." »

 

[8] « On se rend mal compte combien le dressage actuel à la consommation systématique et organisée est l’équivalent et le prolongement, au 20ème siècle, du grand dressage, tout au long du 19ème siècle, des populations rurales au travail industriel. Le même processus de rationalisation des forces productives qui a eu lieu au 19ème dans le secteur de la production trouve son aboutissement au 20ème dans le secteur de la consommation. Le système industriel, ayant socialisé les masses comme forces de travail, devait aller plus loin pour s’accomplir et les socialiser (c’est-à-dire les contrôler) comme forces de consommation. Les petits épargnants ou consommateurs anarchiques d’avant guerre, libres de consommer ou pas, n’ont plus rien à faire dans ce système ». Jean Baudrillard : « La société de consommation », (1970). Pour une analyse différente, qui fait plutôt de l’attrait pour la consommation un puissant stimulant à l’entrée dans la révolution industrielle, voir « The Industrious Revolution: Consumer Behavior and the Household Economy, 1650 to the Present. » de Jan de Vries (2008). Les analyses de Jeremy Rifkin sur le développement de la consommation de masse aux U.S.A rejoignent celles de Jean Baudrillard : « « Mode » devint le maître mot de l’instant. Les sociétés et les industries firent tout pour vendre de la vogue et du chic. Les économistes de la consommation comme Hazel Kyrk furent prompts à souligner les avantages commerciaux de cette métamorphose, à l’échelle du pays, du travailleur en un consommateur préoccupé de son statut. La croissance exigeait un nouveau niveau d’achat chez le consommateur : le « luxe des puissants » devait « devenir indispensable aux classes pauvres ». La surproduction et le chômage technologique pourraient être atténués, ou même éliminés, si seulement on pouvait rééduquer la classe ouvrière, lui apprendre la « consommation active des produits de luxe ». Transformer le travailleur américain en un consommateur conscient, quelle gageure ! La grande masse de la population en était encore à produire elle-même l’essentiel de sa consommation. Les publicitaires firent feu de tout bois pour dévaloriser les produits domestiques et promouvoir les articles « achetés en magasin », "fabriqués en usine ». On visa particulièrement les jeunes. Les messages publicitaires visaient à leur faire honte de porter ou d’utiliser des produits faits à la maison. Des lignes de démarcation furent tracées entre le clan des « modernes » et celui des « ringards ». La peur d’être laissé sur le bord de la route se révéla un puissant stimulant du désir d’acheter. Le spécialiste en histoire du travail Harry Braverman retrace bien l’état d’esprit commercial de l’époque : « La marque de la respectabilité ne réside plus dans la capacité à faire des choses mais simplement à les acheter.» » Jeremy Rifkin : « La fin du travail » (1995).

 

[9] La souffrance au travail s’exprime de multiples manières, montrant bien que cette adaptation est souvent impossible, ou du moins ne s’effectue pas sans dommages. On notera l’importance des suicides directement liés au travail (entre 300 et 400 par an en France). Des entreprises où les méthodes de management ont été particulièrement « efficaces » ont connu des « vagues de suicide » : France Telécom, Renault, La Poste…, mais des secteurs non-commerciaux sont aussi concernés : la police, les hôpitaux, l’enseignement…

 

[10] « Aujourd’hui, nombre de gens, hébétés, ne parviennet pas à comprendre comment les ordinateurs et autres nouvelles technologies de l’information, qu’ils avaient tant appelé de leurs vœux émancipateurs, semblent plutôt maintenant se transformer en monstres mécaniques, en baisses de salaires, en emplois engloutis et en moyens d’existence menacés. On a longtemps fait croire aux travailleurs américains qu’en étant de plus en plus productifs ils finiraient par s’émanciper d’un labeur incessant. Aujourd’hui, pour la première fois, ils se mettent à soupçonner que les gains de productivité mènent souvent non pas à davantage de loisirs, mais à la file des chômeurs. » Jeremy Rifkin : « La fin du travail » (1995).

 

[11] Cette croyance dans la libération par le « Progrès » est partagée par l’ensemble des tendances politiques issues de la révolution industrielle. A « gauche », il a pris la forme de l’ « émancipation » : il s’agit toujours de se libérer des obstacles qui entravent l’essor des « forces productives », et des limites en général qui s’opposent à la réalisation des désirs.

 

[12] Voir notamment les ouvrages de Marshall Sahlins : « Age de pierre, âge d’abondance. » et « « Au cœur des sociétés : raison utilitaire et raison culturelle ». Sahlins montre que les chasseurs-cueilleurs ne consacrent que 3 heures par jour en moyenne aux activités qui relèvent de la satisfaction des besoins.

 

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7 février 2012 2 07 /02 /février /2012 17:20

 

 

 La-machine-a-vapeur-de-watt.jpg

 

 

La technique en général est le « savoir faire », le mot français venant du grec « technè » qui signifiait aussi bien le savoir faire à but utilitaire (fabriquer une charrue) que le savoir faire « artistique ». La technique peut être définie comme un ensemble de procédés rationnellement agencés pour produire un résultat déterminé. Ce résultat peut être un objet (par exemple une table), il peut être un comportement ou un état psychologique (techniques pour jouer d’un instrument, pour provoquer un achat). La technique peut être artisanale (laissant une part à l’intuition, à ce qui ne peut être entièrement rationnalisé) ou industrielle (le résultat doit être exactement atteint et autant de fois que l’on veut).


La technique se distingue de l’instinct en ce qu’elle suppose une réflexion sur les moyens à utiliser pour atteindre une fin. La réflexion technique procède donc en se concentrant sur les moyens à atteindre pour obtenir le résultat. En ce sens on pourrait dire qu’elle est neutre du point de vue des valeurs. « Si tu veux atteindre tel objectif, alors il faut mettre en œuvre tel ensemble de moyens. » C’est ce que KANT appelle un impératif hypothétique, en ce sens que si l’on refuse l’hypothèse, l’impératif n’a pas lieu d’être. Le commandement n’a de sens que si l’on se propose d’atteindre la fin. La technique ne dit pas si ces moyens et ces fins sont légitimes du point de vue moral. C’est pourquoi on admet généralement qu'il est nécessaire de bien distinguer deux manières de porter un jugement sur une technique donnée.

Une technique peut être jugée du point de vue de l’efficacité (permet-elle d’atteindre le résultat voulu au moindre coût ?), et elle peut être aussi jugée d’un point de vue moral (est-ce que l’on a le droit d’utiliser tel moyen ? Est-ce que l’on a le droit de se donner telle fin ?).

Mais cette distinction, si elle est légitime, comporte un risque, celui de croire que la technique en elle-même est un simple outil, un instrument. Un couteau peut servir à couper du pain ou à tuer quelqu’un, mais le couteau en lui-même serait axiologiquement[1] neutre (il n’est ni une bonne chose en soi, ni une mauvaise).


Cette conception est-elle aussi évidente qu’elle en a l’air ? On va voir qu’elle est fort discutable.


D’abord  parce qu’elle  se met au service  d’une valorisation de la technique elle-même. En effet on se sert  subrepticement de cette conception instrumentale de la technique pour innocenter la technique de tout ce qui pourrait lui être reproché. Si la technique est un instrument, elle ne saurait être tenue pour responsable des mauvais usages qui pourraient en être faits.

Mais cela ne suffit pas, en toute logique, à exonérer la technique elle-même. fuktchernobyl_enfant_mutation.jpgSi le couteau n’est pas responsable de l’emploi criminel que l’on peut en faire, on ne laissera pas un très jeune enfant jouer avec un couteau. Si l’humanité fait un usage assez mauvais des techniques, ce qui ne paraît pas être contestable, il faudrait sans doute s’abstenir de lui en procurer sans cesse de nouvelles, et de plus en plus puissantes. 

C’est ici qu’intervient en quelque sorte l’axiome caché dans la conception instrumentale de la technique. On peut l’énoncer ainsi : « Ce qui est bien, c’est le développement des techniques ». C’est une marque de civilisation de développer les techniques car les techniques permettent d’atteindre les objectifs que se donnent les hommes et donc d’accéder au bonheur.

Les deux affirmations, quoique contradictoires, se soutiennent mutuellement : la technique est essentiellement neutre mais elle est aussi essentiellement un bien… Elle est « neutre » quand on est bien obligé de constater qu’elle aboutit au pire car on peut alors toujours prétendre qu’elle a été mal utilisée, mais qu’elle ne contenait rien, en elle-même, de mauvais. Et elle est en elle-même un « bien » qu’il faut accroître sans arrêt puisqu’elle augmente par principe nos possibilités d’accéder au bonheur. Ce double langage est essentiel à la croyance principielle de la modernité, celle qui fait du « Progrès » à la fois le but de l’existence humaine et le moyen d’atteindre le but. Ainsi on a tendance à la fois à faire de la technique un instrument, que l’on pourrait ou non utiliser, ce qui l’exempte de toute critique radicale, et un objectif ultime qui est censé valoir absolument c’est-à-dire à la fois comme fin et comme moyen.[2]

Or l’idée que l’humanité doit se donner comme but le développement des techniques qui en elles-mêmes seraient neutres mais qui seraient constitutives du Progrès, outre son caractère intrinsèquement contradictoire, est une idée qui ne va pas de soi.


En quoi cette idée du caractère foncièrement positif du développement des techniques ne va pas de soi ?


On peut d’abord remarquer que c’est une idée relativement récente dans l’histoire de l’humanité. Il est difficile de la dater exactement, mais l’on peut affirmer qu’elle ne surgit qu’au cours du 17ème  siècle et qu’elle ne prendra son essor qu’avec le siècle dit des « Lumières », avant de connaître son apogée au 19ème siècle. Peut-être d’ailleurs que cette idée est entrée en décadence et ne se maintient que par une sorte de hantise du vide. Comme le dit COURNOT[3], l’idée de Progrès a un caractère religieux, mais si on ne croit plus au Progrès, qui était censé remplacer la croyance religieuse, à quoi donc pourrait-on croire ?

Au 17ème siècle, s’épanouit une nouvelle manière de considérer la science, c’est la science comme mathématisation systématique de l’expérience. Selon GALILEE,  « Le livre de la philosophie [c’est-à-dire de la physique] est celui qui est perpétuellement ouvert devant nos yeux ; mais comme il est écrit en des caractères différents de ceux de notre alphabet, il ne peut être lu de tout le monde ; les caractères de ce livre ne sont autres que triangles, carrés, cercles, sphères, cônes et autres figures mathématiques, parfaitement appropriés à telle lecture. » (Lettre à Fortunio Liceti, janvier 1641). Et DESCARTES va pouvoir formuler le programme de la modernité : l’homme doit se rendre « comme maitre et possesseur de la nature » (Discours de la méthode, 1637).

 

Mais vouloir se  rendre « comme maitre et possesseur de la nature», c’est tendre à s’égaler à Dieu, puisque dans toutes les époques précédant la modernité, s’il y a une position axiologique fondamentale, c’est bien que l’homme n’est pas le maître de la nature, ni même tout à fait son propre maître. Tant que cette conception n’est pas remise en question, la technique reste une activité limitée qui est reconnue comme profondément ambivalente. Elle est certes nécessaire, voire même digne d’étonnement et de respect, mais elle n’est pas totalement innocente, en tout cas elle n’est pas « neutre », elle comporte un danger. Tout indique que l’homme est condamné à inventer des techniques car il n’est pas (plus) dans la situation idéale : celle où il pourrait s’en passer. Donnons quelques exemples de cette conception que l’on pourrait qualifier de « religieuse ».

  • Dans la Bible, au livre de la Genèse, il est fait état de l’expulsion d’Adam et Eve du jardin d’Eden. La désobéissance à la prescription divine entraîne la séparation de l’être humain d’avec la nature harmonieuse, la sienne propre, et celle qui l’entoure : « maudit soit le sol à, cause de toi ! A force de peines tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. A la sueur de ton visage, tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes au sol, Puisque tu en fus tiré. Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise. » Genèse, 3, 17-19. Le « châtiment » divin est une sorte de dénaturalisation de l’homme qui au lieu de cueillir les fruits du jardin va être confronté à uAdam et Eve-copie-1ne nature hostile qui lui imposera de travailler pour se nourrir et de recourir aux techniques de l’agriculture et de la cuisson  du pain. La punition est accompagnée d’une leçon d’humilité : l’homme qui a voulu désobéir et se faire l’égal de Dieu est rappelé à sa vraie natur e : il est glaise et retournera à la glaise.[4] Dans ce cadre, il est manifeste que les techniques sont donc une condition de surv ie, et non un bien par elle-même. Elles sont bien plus la marque de  la déchéance qu’un motif de gloire.

 

  • La pièce de SOPHOCLE « Antigone » comporte un passage où le Cœur fait cette déclaration : « Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme. Il est l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où soufflent le vent du Sud et ses orages, et qui va son chemin au milieu des abîmes que lui ouvrent les flots soulevés. Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre. La Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont chaque année la sillonnant sans répit, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales. Les oiseaux étourdis, il les enserre et il les prend, tout comme le gibier des champs et les poissons peuplant les mers, dans les mailles de ses filets, l’homme à l’esprit ingénieux. Par ses engins il se rend maître de l’animal sauvage qui va courant les monts, et, le moment venu, mettra sous le joug et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes. »[5] (Traduction par Paul Mazon) Si l’homme est « merveilleux », ou « inquiétant »[6], c’est qu’il ne se contente pas d’être mais qu’il agit en « soumettant » et en « tourmentant ». Le texte exprime donc bien cette ambivalence de l’homme qui est l’être qui use de l’artifice, de la technique,  pour s’imposer aux autres êtres. On est loin d’une apologie unilatérale de l’ « ingéniosité ».

 

  • Le penseur chinois TCHOUANG-TSEU[7] s’exprime ainsi : «  Les chevaux ont des sabots qui peuvent fouler le givre et la neige ; ils ont un pelage qui les protège du vent et du froid. Ils broutent l’herbe, boivent de l’eau, lèvent leurs pattes et sautent. Telle est la véritable nature des chevaux. Ils n’ont que faire des carrousels et de vastes écuries. Un jour Po-Lo apparut et déclara : «  Je sais dresser les chevaux. » Il brûla et tordit leur poil, rogna et marqua leurs sabots ; il les brida et les entrava, puis il les attacha dans une écurie parquetée de lits de branches de bois. Deux ou trois chevaux sur dix moururent. Il les fit souffrir de la faim et de la soif ; il les fit trottiner et galoper ; il les aligna et les disciplina ; il tortura leur bouche avec le mors et cingla leur croupe avec  la cravache. Plus de la moitié des chevaux succombèrent.  Le premier potier déclara : « Je sais manier l’argile. » Il utilisa le compas pour les formes arrondies et l’équerre pour les formes carrées. Le premier charpentier déclara : « Je sais travailler le bois. » Avec le crocher il fabriqua les parties courbes et avec le cordeau les parties droites. La nature de l’argile et celle du bois se soumettent-elles au crochet et au cordeau ? Cependant, on répète depuis des générations que Po-Lo sait dresser les chevaux, que le potier sait manier l’argile et que le charpentier sait manier le bois. Telle est l’erreur de ceux qui veulent gouverner le monde. » Œuvres (traduction de Liou Kia-hway). On trouve ici aussi cette attention à la violence de la technique, à sa posture prétentieuse. Parce qu’il sait, ou croit savoir, l’homme se donne le droit d’agir en modifiant, en soumettant la nature. Mais la nature subit cette volonté sans se soumettre totalement. Des chevaux meurent, les autres souffrent. Quel est le gain véritable ? On aurait tort de voir ici une condamnation, bien loin de l’intention taoïste. Il y a seulement une description de ce qui se produit qui ne s’attache pas seulement au résultat dont les hommes s’enorgueillissent.

 

Ces textes différents nous montrent que dans des aires culturelles différentes et relativement séparées les unes des autres de sorte qu’on ne peut parler d’influence de l’une sur les autres, on retrouve cette conscience de l’ambivalence de la technique, conscience qui contraste fortement avec  la croyance en la puissance « libératrice » de la technique qui est constitutive de l’idéologie du « Progrès ». Il y a donc eu une mutation dans la manière dont l’humanité a compris son activité. Cette mutation historique que nous avons située comme contemporaine de l’apparition d’une science mathématique de la nature s’est imposée progressivement partout.

Elle continue à régner aujourd’hui, en se servant de l’alibi la neutralité de la technique. Mais lorsque celle-ci en vient à ne plus se situer dans son ambivalence originaire, c’est alors qu’elle devient la plus menaçante.

Ce n’est qu’en s’inquiétant devant la puissance de la technique que l’on peut éventuellement se prémunir contre les dangers qu’elle nous fait courir.

Cette inquiétude systématique serait-elle exagérée ? N’y a-t-il pas des techniques « sans danger » ?


Prenons comme exemple l’agriculture. Les historiens s’accordent à situer son apparition vers – 8000 avant J.-C. dans le « croissant fertile » ou « Mésopotamie ».Mesopotamie.jpg On a parlé de « révolution néolithique » (Vere Gordon CHILDE) pour désigner cette période où les petits groupes de chasseurs-cueilleurs se sont sédentarisés et ont commencé à domestiquer sur une grande échelle les plantes et les animaux. Ces nouvelles techniques ont permis de constituer des surplus alimentaires pour se prémunir contre les disettes. Mais en même temps il devenait intéressant de s’approprier des territoires et de rationnaliser la production (travaux d’irrigation, construction de greniers). Il fallut aussi prévoir la protection du territoire (armées permanentes), une administration centrale (Etat) et donc toute une structure hiérarchique qui est venue remplacer la société primitive égalitaire et sans pouvoir politique séparé.[8] De sorte qu’il n’est pas surprenant de constater que dans les régions où se répand l’agriculture se constituent aussi les premières Cités-Etats (vers 4000-3000 avant J.-C., période d’Uruk) où l’écriture va faire son apparition (vers -3500 en Mésopotamie). Autrement dit, pas d’inégalités sociales marquées, pas d’Etat et de propriété du sol, sans doute pas d’esclavage systématique tant que l’agriculture n’existe pas. Faut-il condamner pour autant cette technique (ou plutôt l’ensemble des techniques qui s’y rattachent) ? Certains vont jusque là en se donnant une cohérence purement idéologique[9].

Mais on peut simplement, et plus raisonnablement, prendre en considération le caractère essentiellement ambivalent de la technique, de toute technique. Ce qui implique aussi, comme le dit Jacques ELLUL, que plus une technique est puissante, c’est-à-dire plus son pouvoir de modification de la nature est important, et plus son ambivalence est dangereuse. Le danger de l’ambivalence se manifestant justement dans le pouvoir d’occultation des conséquences négatives qui réside dans le « bon côté ». Les avantages positifs, ou qui apparaissent comme tels d’une nouvelle technique, sont en général évidents et particulièrement prégnants, alors que les nuisances et les effets négatifs, voire destructeurs, ne sont pleinement ressentis que lorsque le changement a déjà eu lieu, et qu’il est devenu difficile de faire demi-tour[10].

 

On aboutirait au même genre de constat avec la révolution industrielle. On conviendra qu’il n’y a rien de neutre à considérer le temps de travail d’un être humain comme devant être entièrement objectivé et exploité afin de le rendre plus « productif ». Travail-a-la-chaine.jpgLe machinisme transforme l’homme en simple partie d’un processus qui se modèle sur  la machine. Ainsi la machine n’est pas seulement ni essentiellement un auxiliaire du travail humain, elle est la référence idéale du fonctionnement d’un dispositif  dont le travail humain n’est plus qu’un des rouages. Les méthodes mises en place par TAYLOR et par FORD ne sont pas « neutres ». On relèvera au passage qu’elles résultent en grande partie des observations faites par FORD lui-même lors de ses visites aux abattoirs de Chicago.Abattoirs-de-Chicago-debut-XX--s.jpg Il a eu l’idée d’appliquer aux êtres humains l’esprit (si l’on peut dire) de l’exploitation maximale qui était déjà en œuvre dans les chaînes d’abattage et de dépeçage des animaux. Pas de gestes inutiles, la chaîne amène à l’ouvrier l’objet sur lequel il doit appliquer les mêmes gestes dans un temps qui est calculé pour être le plus court possible. Les travailleurs embauchés par FORD et soumis à ce rythme de travail particulièrement éprouvant ayant tendance à chercher ailleurs un autre emploi, Ford dut les retenir en leur payant un salaire bien plus élevé que le salaire moyen. Ce qui finalement procurait à l’entrepreneur un autre avantage : il pouvait vendre plus de voitures puisque ses ouvriers devenaient des consommateurs.

Sur cet exemple se lit une logique qui va rester fondamentalement la même avec le développement des techniques les plus modernes : le processus productif doit être le plus rationnel possible et les contraintes qu’il impose à l’activité humaine sont censées être compensées par la possibilité d’accéder aux « biens » qui sont fabriqués. vi-caddie-ou-supermarket-lady.jpgCette possibilité devient elle-même un domaine sur lequel vont s’appliquer des techniques particulières : la publicité, le crédit, les méthodes de vente sont autant de techniques qui vont transformer le désir des hommes afin de lui faire prendre la forme souhaitée.

De sorte que la finalité du système structuré par le développement des techniques devient sa propre perpétuation à l’infini, quitte à nier l’impossibilité d’un développement matériel infini dans un monde fini, et l’existence d’autres valeurs.

 



[1] Axiologiquement : du point de vue des valeurs (du grec « axios » : « qui vaut »).


[2] Utiliser les techniques de fission des noyaux d’uranium à des fins de production d’électricité serait un bon usage, l’utiliser pour produire des bombes serait un mauvais usage. Mais même le mauvais usage ne s’avère finalement pas si mauvais que cela puisque la possession de ses bombes par des pays qui seraient tentés de se faire la guerre annulerait le risque de cette guerre (l’ « équilibre de la terreur »). Sauf bien sûr si cet équilibre est rompu à un moment donné ou si l’un des pays possédant la bombe est dirigé par des individus dont le comportement ne serait plus conforme à la rationnalité habituelle. Quant au « bon usage », il faut bien constater, en dehors des « accidents » comme « Three Mile Island » (1979), « Tchernobyl » (1986) et dernièrement « Fukushima »(2011), que la fission des noyaux d’uranium produit d’autres atomes fissibles dont on ne sait pas comment faire pour s’en débarrasser.


[3] « Aucune idée, parmi celles qui se réfèrent à l'ordre des faits naturels, ne tient de plus près à la famille des idées religieuses que l'idée de progrès, et n'est plus propre à devenir le principe d'une sorte de foi religieuse pour ceux qui n'en ont plus d'autre. Elle a, comme la foi religieuse, la vertu de relever les âmes et les caractères. L'idée du progrès indéfini, c'est l'idée d'une perfection suprême, d'une loi qui domine toutes les lois particulières, d'un but éminent auquel tous les êtres doivent concourir dans leur existence passagère. C'est donc au fond l'idée du divin ; et il ne faut point être surpris si, chaque fois qu'elle est spécieusement  invoquée en faveur d'une cause, les esprits les plus élevés, les âmes les plus généreuses se sentent entraînés de ce côté. Il ne faut pas non plus s'étonner que le fanatisme y trouve un aliment, et que la maxime qui tend à corrompre toutes les religions, celle que l'excellence de la fin justifie les moyens, corrompe aussi la religion du progrès. » Antoine Augustin COURNOT Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes (1872)


[4] Rappelons que la promesse du serpent tentateur était qu’en mangeant le fruit défendu, Adam et Eve deviendraient « comme des dieux » : «Pas du tout, vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal. » Genèse, 3, 4-5. Rappelons aussi que le mot « humilité » a la même racine que le mot « homme » en ce qu’il renvoie au latin « humus » qui a donné aussi notre mot « humus »…


[5] Une longue interprétation de ce passage de SOPHOCLE est proposée par HEIDEGGER dans son « Introduction à la métaphysique », IV, 3 (1935). Heidegger traduit ainsi le début : « Multiple l’inquiétant, rien cependant au-delà de l’homme, plus inquiétant… » Ce qui l’autorise à écrire « L’homme est, d’un mot, to deînotaton, ce qu’il y a de plus inquiétant ». Et il précise : « Mais d’un autre côté, deïnon signifie le violent conçu comme celui qui emploie la violence, qui non seulement en dispose, mais est en faisant violence, parce que l’usage de la violence est le trait fondamental non seulement de son faire, mais bien de son être-là. Nous donnons ici au mot Gewalt-tätigkeit, « activité-de-violence » le sens qu’il a selon l’essence, et qui dépasse sa signification usuelle selon laquelle il veut dire le plus souvent : brutalité et arbitraire. La violence est alors considérée dans le domaine où la convention de compensation et d’assistance mutuelle donne le critère de l’être-Là et où par suite toute violence est nécessairement dépréciée comme n’étant que perturbation et violation. »


[6] Le mot grec « deïnos » est difficilement traduisible. Il peut signifier aussi bien ce qui inspire la crainte que ce qui suscite l’admiration. On pourrait peut-être proposer « terrible » qui en français peut vouloir dire aussi bien « terrifiant » que « extraordinaire », avec la connotation positive que l’on attribue en général à cette qualité.


[7] TCHOUANG-TSEU : penseur taoïste chinois ayant vécu au 4ème siècle avant J.-C.


[8] Sur la différence entre les sociétés dites primitives et les sociétés hiérarchisées, voir notamment Pierre CLASTRES : « La société contre l’Etat » (1974).


[9] Voir le texte de John ZERZAN : « Futur primitif » http://insomniaqueediteur.org/spip/IMG/pdf/JohnZerzan-Futur-primitif.pdf


[10] « Les résultats positifs d’une entreprise technique sont acquis de suite, sont ressentis aussitôt (il y a davantage d’électricité, davantage de spectacles télévisés, etc.) alors que les effets négatifs se font toujours ressentir à la longue, et après expérience. » Jacques ELLUL : « Le Bluff technologique » (1988).

 

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25 janvier 2012 3 25 /01 /janvier /2012 08:34

Un plan détaillé

Medee.jpg« Je vois le meilleur, et je fais le pire » fait dire à Médée le poète Ovide. Et n’est-ce pas, à des degrés divers, la situation dans laquelle peut se trouver chacun d’entre-nous ? Combien de fois sommes-nous tiraillés entre ce que notre raison nous présente comme étant le meilleur choix et nos désirs, qui nous entraînent vers d’autres voies ? Pour éviter d’être ainsi écartelés par des forces contraires, il nous faudrait maîtriser nos désirs, être capable de leur imposer notre volonté. Tâche difficile, surtout à une époque où les désirs sont exaltés et développés par une société qui répugne à fixer des limites qui pourraient nuire aux échanges marchands. Mais pouvons-nous maîtriser nos désirs ? Si nous considérons que nous sommes des sujets dotés de raison et de liberté, ce pouvoir devrait nous appartenir, ou en tout cas nous pourrions le conquérir. Mais n’y aurait-il pas des désirs plus forts que la raison, échappant à son contrôle et agissant malgré elle ou même à son insu ? Et si tel est le cas, plutôt que de se donner pour but une maîtrise des désirs, peut-être faudrait-il apprendre à les connaître et à cultiver ceux qui nous permettent de nous améliorer ?

Première partie : Nous devrions pouvoir maîtriser nos désirs.

1)    En effet, nous sommes des êtres humains, c’est-à-dire des êtres qui possèdent une faculté que les autres animaux n’ont pas : la capacité de se rapporter à soi-même, d’être des sujets, capables de réfléchir sur n’importe quelle situation et de faire un choix entre plusieurs possibilités de conduite. Les animaux suivent leurs instincts, leurs pulsions, mais les hommes n’ont pas d’instincts au sens fort du terme, et ils peuvent guider leurs pulsions au lieu d’être entraînés par elles. Ainsi l’instinct de nidification chez l’oiseau lui impose de construire un nid fait de telle manière, ceci même s’il n’a pas été élevé dans un nid. Alors que la pulsion de conservation chez l’homme va lui faire chercher un habitat, mais il pourra l’adapter à son environnement, à ses goûts, il créera de nouvelles manières de fabriquer des maisons, et selon des plans qui seront différents. La raison permet de réfléchir aux différents moyens d’atteindre des buts. Elle permet aussi de comparer ces buts entre eux et d’en privilégier certains au détriment d’autres. Ainsi lorsque des désirs se révèlent porteurs de conséquences négatives, nous pouvons les refuser ou les différer.
2)    Alors comment expliquer que nous cédions souvent à nos désirs, que nous ne puissions pas toujours les contrôler ? Cela provient certainement d’un manque de culture. La volonté se fortifie avec l’usage, et il faut donc l’entraîner convenablement. Au début de la vie, les parents doivent fixer des limites au désir de l’enfant et l’obliger à les respecter. Il apprend ainsi à ne pas céder au désir immédiat, à réfléchir à ce qu’il ressent. Par la suite, en grandissant, l’individu sera confronté à un système de lois afin que tous ceux qui ne parviennent pas à se discipliner par eux-mêmes soient maintenus tout de même dans un cadre où la réalisation de certains désirs est punie et où d’autres désirs sont valorisés. Mais cela ne permettra pas d’obtenir une pleine maîtrise des désirs.Marc Aurèle Pour l’atteindre, il faut un exercice moral. C’est ce que préconisaient les philosophes stoïciens. Ainsi Epictète montrait qu’il fallait d’abord faire une distinction de principe entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Ce qui ne dépend pas de nous, ce sont les choses extérieures, sur lesquelles la volonté n’a pas de prise directe. Ainsi les richesses, les honneurs, la santé même. Nous pouvons essayer d’être riches, mais il ne dépend pas de nous de l’être. Une multitude de facteurs entrent en jeu. Si nous nous laissons aller à des désirs dont la satisfaction ne dépend pas de nous, nous serons toujours esclaves et exposés au malheur. Qu’est-ce qui dépend de nous alors ? Eh bien, ce sont justement nos propres états intérieurs, nos émotions, nos désirs, nos jugements. Car dans ce cas, nous n’avons pas d’intermédiaire : nous sommes devant nos désirs et nous pouvons les modifier.

 
3)    On peut apprendre à maîtriser nos désirs en faisant cet exercice de distinction entre ce que sont les choses que nous désirons (ou que nous craignons) et ce que nous imaginons qu’elles sont. Nous nous représentons ainsi les richesses comme un bien, mais elles ne sont pas forcément un bien. On peut en faire un bon comme un mauvais usage. Elles sont souvent source de tracas, d’inquiétudes, de servitudes diverses. La richesse se paie cher, en temps, en liberté, en calme. Le même exercice de distanciation peut s’opérer avec toutes les choses que nous désirons. Ce que nous désirons le plus relève souvent de l’impossible ou dépend tellement de conditions extérieures que cela ne peut que nous rendre malheureux de persister dans ces désirs. Ainsi nous désirons que personne ne nous gêne ou ne nous manque de respect. Et certes, nous avons raison de vouloir que la société soit organisée de telle façon que les atteintes au droit d’autrui soient punies. Mais nous devons comprendre qu’inévitablement, notre désir de ne jamais être gênés par nos semblables ne sera pas satisfait. Il y aura toujours des gens impolis, irrespectueux, ou simplement antipathiques. Si nous ne le comprenons pas et ne maîtrisons pas notre désir, nous serons frustrés et nous nous mettrons en colère. Qu’est-ce que la colère d’ailleurs, si ce n’est le désir brutal que les choses ne soient pas ce qu’elles sont ? En comprenant la réalité, en s’exerçant d’abord à fortifier notre volonté sur des désirs faciles à contrôler, nous acquérons cette maîtrise qui seule nous rendra libres.

Deuxième partie : Ne seraient-ce pas plutôt les désirs qui dirigent notre volonté ?

1)    Certes, l’homme n’est pas un animal, mais il n’est peut-être pas non plus doté d’un pouvoir absolu sur ses propres états intérieurs. Comme le dit Freud, « Le moi n’est freudpas le maître dans sa propre maison ». La preuve en est que nous ne pouvons pas vouloir désirer ou vouloir ne pas désirer. Nous subissons nos désirs, ils s’imposent à nous. Comment se fait-il que nous puissions alors les contrôler dans certains cas ? Pour comprendre cela, il faut se référer à la deuxième topique freudienne. Freud distingue trois instances dans l’individu : le ça, le surmoi et le Moi. Le Moi n’est donc que l’une de instances psychiques. Il prend conscience de certains désirs dont l’origine se trouve dans le ça, réservoir des pulsions. Son rôle est alors de trouver un compromis entre les désirs et les exigences du monde extérieur, physique et social. Le Moi est secondé, et parfois supplanté dans cette tâche, par l’intériorisation des interdits sociaux qui constitue le « Surmoi ». Par conséquent certains désirs ne parviennent pas jusqu’au Moi, ou s’ils y parviennent, ils seront rapidement refoulés par le Surmoi. Cette instance agit en censurant les désirs incompatibles avec les normes culturelles et particulièrement « morales » qu’elle a intégrées. Mais ce qui a été ainsi refoulé ne reste pas pour autant inactif et va revenir perturber le Moi, sous des formes que celui-ci ne pourra pas comprendre.


2)    Ainsi, contrairement à ce que pouvaient affirmer les Stoïciens, nous ne sommes pas immédiatement devant nos désirs, ou plutôt nous sommes devant des désirs qui sont eux-mêmes, pour une part non négligeable, des modifications de désirs antérieurs. Ces désirs devant lesquels nous sommes, ceux qui sont conscients, cachent d’autres désirs qui eux mènent leur propre vie inconsciente. Ce qui explique que la volonté soit souvent impuissante devant des désirs qu’elle ne comprend pas ou qu’elle comprend mal. Si le refoulement a été important et que les désirs refoulés ont pu accroître leur influence, le sujet conscient sera débordé par un sujet inconscient qui prendra le contrôle de la conduite. Mais parfois ces désirs inconscients se sont frayé un chemin vers la conscience en s’installant dans le caractère même de la personne. Ainsi le désir « premier » d’attachement affectif, refoulé parce que frustré dans la vie réelle, peut revenir sous la forme d’un désir de pouvoir, ou d’un désir de séduire son entourage, d’attirer l’attention. La personne qui vit ce désir a-t-elle un contrôle sur lui ? Peut-être ne le comprend-elle même pas comme un désir à proprement parler. Pour elle, il fait partie de sa personnalité et elle ne l’objective sans doute pas comme tel.Wall-Street.jpg La société peut même valoriser ce genre d’attitude : désirer le pouvoir, la richesse, l’admiration des autres, c’est « bien », c’est être un « battant ». Comment alors la personne qui est ainsi influencée par le regard social pourrait-elle mettre en doute la valeur de ce désir et prendre sur lui le recul qui seul permettrait éventuellement de le contrôler ?


3)    Et même si la conscience prenait un recul réflexif sur les désirs, pourrait-elle pour autant obtenir automatiquement un pouvoir sur eux ? Pour prendre conscience de ses désirs, il faudrait pouvoir s’en distancier, mais si cette condition est nécessaire, et pas toujours facile à remplir, elle n’est peut-être pas suffisante. Prenons l’exemple de Médée, que nous avons évoqué au début de notre propos. Elle tombe amoureuse de Jason et essaie tout d'abord de repousser ce sentiment qui va lui faire trahir les siens et abandonner sa patrie pour un homme qu'elle ne connaît pas vraiment. 

 

"Le sentiment inconnu que j'éprouve est ou ce qu'on appelle amour, ou ce qui lui ressemble; car enfin, pourquoi trouvé-je trop dure la loi que mon père impose à ces héros ! loi trop dure en effet. Et d'où vient que je crains pour les jours d'un étranger que je n'ai vu qu'une fois ? d'où naît ce grand effroi dont je suis troublée ? Malheureuse ! repousse, si tu le peux, étouffe cette flamme qui s'allume dans ton coeur. Ah ! si je le pouvais, je serais plus tranquille. Mais je ne sais à quelle force irrésistible j'obéis malgré moi. Le devoir me retient, et l'amour m'entraîne. Je vois le parti le plus sage, je l'approuve, et je suis le plus mauvais." Ovide; Les Métamorphoses, livre VII.

 

 Il y a donc ici une sorte d’illustration d’une loi générale : le désir est plus fort que la raison. Lorsque nous croyons vaincre nos désirs, c’est simplement que certains désirs sont moins forts que d’autres et que la « volonté » est en fait au service des désirs les plus forts. Ainsi le philosophe stoïcien lui-même est dominé par le désir d’indépendance, il veut atteindre l’ataraxie, le contentement total par le calme de l’âme. Mais n’est-ce pas son désir le plus puissant, qui le rend capable de maîtriser les autres désirs justement parce qu’il s’impose à eux ?

Troisième partie : Nous pouvons apprendre à connaître nos désirs et à discerner ceux qui nous constituent vraiment.
1)    La voie de la maîtrise des désirs semble une impasse, on l’a vu. Alors même que nous parvenons à vaincre un désir, c’est parce que nous sommes emportés par un autre, ou par plusieurs autres. Mais il est possible de distinguer entre les désirs. Il y a ceux qui nous constituent, qui nous permettent de grandir, de nous dépasser et de parvenir à un mieux être. Et il y a ceux qui nous empêchent de réaliser les premiers, qui nous entravent voire nous détruisent. S’appuyer sur les désirs constructeurs pour s’opposer aux désirs destructeurs, cela par contre est du domaine du possible. Comme le dit Nietzsche chaque homme a son « bon jour », celui où il trouve son « moi supérieur ». Certes on ne peut contrôler ce « moi supérieur », mais on peut peut-être favoriser sa venue et lui faire bon accueil, ce qui permettra de renoncer à d’autres désirs, qui relèvent du « moi banal », trop adapté.


2)     N’est-ce pas d’ailleurs ce que voulait proposer Freud lorsqu’il tente de définir l’éthique de la psychanalyse ? « Là où était le ça, le je doit advenir » : cette phrase célèbre indique bien que les désirs inconscients peuvent et même doivent parvenir à la conscience. Le sujet véritable ne réside ni dans le magma impersonnel du « ça », ni dans la prétention illusoire du « moi » à vouloir tout contrôler. Il est plutôt dans la dialectique de ces deux instances qui permet d’aller à la rencontre du Soi, en devenant un sujet qui se connaît lui-même, certes jamais totalement mais suffisamment pour pouvoir abandonner ce qui le prive de ses meilleures possibilités.


3)    Dans la même perspective, on pourrait concevoir, avec Jung, qu’il existe un processus d’individuation. Le sujet humain peut apprendre à intégrer les désirs qui le traversent et à en faire un ensemble harmonieux, au lieu d’être dominé par des formations inconscientes. Mais pour cela encore faut-il se déprendre de ses illusions et ne pas croire que l’on est ce que l’on croit être. « Deviens celui que tu es », disait NietzscheNietzsche en reprenant Pindare. Seule une connaissance authentique de nous-mêmes pourra nous permettre de distinguer les désirs qui en nous ne sont pas vraiment nous. Ainsi si nous comprenons que notre angoisse de ne pas être autosuffisants nous pousse à chercher dans le pouvoir sur les autres de quoi nous rassurer, si nous acceptons vraiment de ne pas être tout puissants, alors nous ne chercherons pas à reporter sur des objets ce désir de toute puissance. Nous serons capables de lâcher ces désirs et d’être ce que nous sommes, des êtres humains, qui avons besoin de comprendre, d’aimer, de créer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

4)    Dans cette compréhension de nous-mêmes, l’art peut jouer un rôle déterminant. Si la vie imite l’art, comme le dit Oscar Wilde, alors les œuvres qui proposent un chemin intérieur, une ouverture vers les parties les moins évidentes du psychisme, un émerveillement devant les miracles ordinaires de l’existence, ces œuvres pourraient nous aider à nous rapprocher de notre véritable iOscar Wildendividualité. Ce faisant, nous pourrions sortir de la logique du conflit qui oppose la volonté de correspondre à un modèle (qui n’est pas vraiment nous) à des désirs rebelles ou honteux. Au projet de maîtriser les désirs, qui ne fait que nous maintenir dans ce conflit, nous pourrions substituer une culture de l’âme qui permette de le dépasser.

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30 décembre 2011 5 30 /12 /décembre /2011 22:36

Sujet donné en bac blanc aux élèves de S.T.I

 

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Si quelqu’un se fait surprendre dans la maison même de l’homme dont il courtise la fille, et qu’on lui demande le motif de sa visite impromptue, il donnera sans hésiter une fausse réponse, à moins d’être tombé sur la tête. Et il y a de nombreux cas semblables où n’importe quel homme sensé n’hésite pas à mentir sans le moindre scrupule. Seul mon point de vue permet de lever la contradiction criante entre la morale enseignée et celle pratiquée au quotidien, même par les individus les plus honnêtes et les plus exemplaires. Il ne faut cependant pas oublier que ce droit de mentir se limite rigoureusement au cas de légitime défense, comme je l’ai indiqué, car sinon cette doctrine serait exposée à d’affreux abus : car en lui-même le mensonge est un instrument fort dangereux. Mais de même que la loi autorise chacun, sauf risque pour la paix publique, à porter des armes et à s’en servir en cas de légitime défense, la morale accorde le droit, et ce exclusivement dans le même cas, d’avoir recours au mensonge. Sauf dans ce cas de légitime défense contre la force ou la ruse, tout mensonge est une injustice : c’est pourquoi la justice exige qu’on fasse preuve de véracité envers tout homme.

 

                                                                                         Schopenhauer ; 1840.


Vous répondrez aux trois questions suivantes :


1)      Quelle est la thèse défendue par l’auteur dans ce texte et quelles sont les étapes de son argumentation ?


2)      Expliquez pourquoi, selon Schopenhauer : «  Sauf dans ce cas de légitime défense contre la force ou la ruse, tout mensonge est une injustice : c’est pourquoi la justice exige qu’on fasse preuve de véracité envers tout homme. »


3)      Pensez-vous que l’on ait le droit de mentir pour se protéger et seulement pour se protéger ?

 

 

 

Des réponses possibles :

 

1)      La thèse de Schopenhauer est que le mensonge est en général immoral mais qu’il ne l’est pas en cas de légitime défense.

Pour étayer sa thèse, Schopenhauer va procéder en quatre étapes.

Tout d’abord, dans les 5 premières lignes, il va donner un exemple et en tirer une constatation générale. L’exemple est celui d’un jeune homme qui se fait surprendre dans une maison où il se trouve afin de courtiser une jeune fille. Sans doute croyait-il la trouver seule, et voilà que les parents arrivent et lui demandent ce qu’il fait là. A l’époque où écrit Schopenhauer, vers la 1ère moitié du 19ème  siècle, on peut aisément imaginer que les jeunes gens n’étaient pas autorisés à se voir sans la permission et la présence des parents. Peut-être d’ailleurs pareille aventure est-elle arrivée à Schopenhauer lorsqu’il était jeune. Le jeune homme de l’exemple choisi par l’auteur se trouve devant un choix : soit il dit la vérité, et alors il reconnaît qu’il a outrepassé les bornes de la bienséance, ce qui annule ses chances de se voir accorder la  main de la jeune fille, soit il ment en inventant un prétexte quelconque pour expliquer sa présence. C’est cette seconde éventualité que l’auteur présente comme évidente. Par là il sous-entend que le choix n’a pas été difficile à faire, c’est tellement logique que seul un insensé ferait un autre choix. De cet exemple très précis, on peut tirer une constatation générale : il existe de nombreux cas où l’on agirait de la même façon : on mentirait pour se tirer d’un mauvais pas. Et on mentirait « sans scrupules », c’est-à-dire sans s’en vouloir et même sans se donner la peine de s’interroger sur le bien-fondé d’un tel mensonge. Autrement dit, c’est le constat auquel voulait en venir Schopenhauer, le mensonge est assez souvent utilisé sans être considéré comme immoral, voire même en étant tout à fait assumé par la personne qui le prononce, laquelle se sent dans son droit. Où veut en venir Schopenhauer en nous faisant partager ses observations ? Quel est le problème qui se trouve ainsi introduit ?

La deuxième étape, qui se trouve dans la phrase qui suit, va nous permettre de prendre connaissance du problème. Comment expliquer l’apparente contradiction entre la morale enseignée et la morale pratiquée quotidiennement par des individus tout à fait honnêtes ? La morale enseignée proscrit le mensonge, qui est réputé être un mal. Or la morale pratiquée le tolère et va même jusqu’à le considérer comme tout à fait normal. Notons qu’il ne s’agit pas d’une contradiction entre la morale et l’immoralité, mais d’un conflit entre deux morales. Celui qui ment dans des cas comme celui signalé dans l’exemple cité plus haut ne se sent pas immoral, puisqu’il agit sans éprouver de scrupules. C’est cette contradiction que Schopenhauer prétend lever. Et il affirme même que seul son point de vue le peut. Quel ce point de vue ?

Schopenhauer va l’exposer dans la troisième étape, qui va de « Il ne faut cependant pas oublier » jusqu’à « « d’avoir recours au mensonge ». En réalité, son point de vue a déjà été énoncé auparavant, dans une partie de l’œuvre qui précède l’extrait que nous avons sous les yeux, puisque Schopenhauer écrit « comme je l’ai indiqué ». Il ne fait ici que reprendre ce point de vue en s’efforçant de répondre à une critique que l’on pourrait lui faire. Il est question d’un « droit de mentir », et il précise que ce droit de mentir « se limite rigoureusement au cas de légitime défense ». Ainsi le « point de vue » de l’auteur devient très clair : le mensonge est justifié, moralement parlant, quand il est utilisé pour se défendre et seulement dans ce cas. Ainsi se trouve levée la contradiction entre la morale enseignée et la morale pratiquée. La morale enseignée a raison de condamner le mensonge comme immoral, mais elle a tort de ne pas faire d’exception quand la légitime défense est en question. La « doctrine » de Schopenhauer ne se veut pas immorale : certes le mensonge est un « instrument fort dangereux » et il ne s’agit pas d’autoriser moralement sa pratique en toutes circonstances. Mais c’est un « instrument ». Et un instrument peut avoir plusieurs usages. Un couteau peut servir à couper du pain comme il peut servir à tuer quelqu’un. Celui qui s’en sert pour couper son pain ne se sent coupable d’aucun crime, il se sait dans son droit et n’a aucun scrupule. De même, celui qui ment pour se défendre ne se sent pas reprochable. D’ailleurs Schopenhauer propose sa propre analogie : comme la loi autorise à utiliser une arme pour se défendre, la morale autorise le mensonge pour se protéger. L’arme est un instrument, le mensonge est un instrument. Ce sont tous les deux des instruments dangereux et il ne faut pas s’en servir à la légère. La loi interdit d’agresser autrui avec une arme, mais elle permet que l’on se défende avec une arme si l’on est attaqué, en tout cas elle le permettait à l’époque et dans le pays où Schopenhauer a écrit ce texte. De même, son point de vue est que la morale autorise l’utilisation du mensonge s’il s’agit de se défendre.

Après avoir exposé sa thèse et explicité son argumentation, Schopenhauer va terminer en reprenant l’essentiel de son propos dans une phrase qui est une conclusion et un résumé : le mensonge est une injustice, mais pas dans le cas où il permet justement de se défendre contre une injustice, que celle-ci vienne de la force physique ou qu’elle utilise la ruse.

 

 

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2)      Il convient de revenir sur cette dernière phrase : «  Sauf dans ce cas de légitime défense contre la force ou la ruse, tout mensonge est une injustice : c’est pourquoi la justice exige qu’on fasse preuve de véracité envers tout homme. » En effet, si elle condense, on l’a vu, l’essentiel de la pensée de Schopenhauer dans ce texte, elle n’est pas exempte d’ambiguïté.

Pourquoi tout mensonge serait-il une injustice ? L’injustice c’est le refus de respecter les droits d’un être. Si le mensonge est une injustice, c’est qu’il contient donc implicitement le refus d’un droit. Mentir, c’est dire quelque chose de faux, ou que l’on croit faux, pour tenter de tromper quelqu’un afin qu’il croit que la réalité est autre que ce qu’elle est. Mentir, c’est donc dire le faux volontairement, faire passer le faux pour le vrai. Mais peut-on dire que chacun a droit à la vérité ? Sans doute car l’homme a besoin de savoir ce qu’est la réalité pour pouvoir faire ses propres choix. Si on lui dit le faux, il prendra ses décisions à partir d’une image qui n’est pas en accord avec la réalité. C’est d’ailleurs ce que souhaite le menteur : il veut que la personne à laquelle il ment prenne une décision qui l’arrange lui, le menteur, et non pas elle-même. Mais si le mensonge est une injustice puisqu’il revient à nier le droit qu’a chacun de prendre ses propres décisions en toute conscience, comment voir en lui un « instrument » ? Ce ne serait pas un simple instrument, ce serait essentiellement un acte injuste. Mais Schopenhauer veut sans doute dire que la plupart du temps, mentir c’est en effet refuser de reconnaître un droit fondamental. Mais malgré tout il arrive que le mensonge puisse être utilisé à bon escient, lorsqu’il vient protéger le droit de celui qui ment à ne pas subir lui-même une injustice. Si on est menacé dans son intégrité physique ou dans son intérêt par quelqu’un, on a le droit de se défendre, c’est de la  « légitime défense ». Ainsi Schopenhauer pense-t-il avoir résolu le problème qu’il se posait : le mensonge est moralement justifié quand il sert à se protéger.

 

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3)      Mais peut-on se satisfaire de la façon dont il a résolu le problème ? A-t-on vraiment le droit de mentir pour se protéger, et ne l’a-t-on que pour se protéger ? C’est ce que nous allons essayer de discuter. Le propos de Schopenhauer évoque la controverse qui a opposé le philosophe allemand Kant au philosophe français Benjamin Constant. Kant pensait que la morale impliquait une condamnation totale du mensonge. Constant était d’avis qu’il fallait faire une distinction entre le mensonge immoral et celui qui ne l’était pas. Résumons les arguments de l’un et de l’autre. Pour Kant mentir est un acte foncièrement immoral puisque cela consiste à traiter l’autre homme comme un moyen en vue de ses propres fins. Or, chaque être humain est une « fin en soi », un sujet doté d’une conscience propre, une personne qui est digne de respect. La preuve que le mensonge est en soi immoral, c’est que je ne peux vouloir que tout le monde mente. Or si je ne veux pas que ce que je m’autorise à faire devienne une loi universelle, si je veux m’attribuer un droit que je ne voudrais pas que tout le monde exerce, c’est là le signe que c’est immoral.

 

Constant.jpg Pour Constant, il faut faire une distinction. Si quelqu’un fait un mauvais usage de la vérité, je me dois de ne pas la lui dire car tout le monde n’a pas droit à la vérité. Schopenhauer semble se ranger du côté de Constant puisqu’il admet que la légitime défense autorise le mensonge. Je ne suis pas tenu de dire la vérité à celui qui en fera un mauvais usage contre moi.  Mais la question doit se poser de savoir ce qu’est un mauvais usage. Dans l’exemple dont part Schopenhauer dans ce texte, il s’agit d’un jeune homme qui a passé outre un interdit qu’il connaissait. Il n’aurait pas dû se trouver dans la maison où on l’a surpris. Certes, si on lui demande ce qu’il fait là et qu’il réponde la vérité, cela se retournera contre lui. Mais on pourrait se dire qu’après tout il n’aurait pas dû se trouver là. A moins qu’il n’estime que l’amour, ou le désir, qu’il éprouve pour la jeune fille est plus important que l’interdit qu’il connaissait. Dans ce cas, il est vrai que c’est discutable : s’il pense que son amour lui donne le droit de braver l’interdit, il peut se sentir en droit de se protéger contre une sanction qu’il estimera injuste. S’il pense que son désir passe avant toute chose, il se donnera aussi le droit de mentir. Mais les deux situations sont tout de même différentes. Dans le premier cas, il s’agit d’un sentiment qui le lie à une personne et qu’il estime être supérieur à certaines conventions sociales. Dans le second cas, il ne s’agirait que de son désir à lui, qu’il placerait au dessus de tout le reste. La première éventualité fait appel à un sens moral différent de la « morale enseignée », mais tout de même à une valeur qui est au-delà du plaisir égoïste. La deuxième éventualité ne fait qu’ériger en valeur ce qui est le désir lui-même. En faisant appel à la notion de « légitime défense », Schopenhauer confond des motivations très différentes. On peut très bien imaginer qu’un truand nie son crime pour se protéger, mais est-ce qu’il pourrait invoquer la « légitime défense » ? Certes, il est attaqué, puisqu'on le soupçonne et qu’on souhaite le punir de son crime. Mais a-t-il le droit moral de se défendre en mentant ? Tout dépend de sa motivation : on peut envisager qu’il ait commis un crime pour faire quelque chose qu’il  estimait être bien.

 

Par exemple voler de l’argent pour le donner aux pauvres,Robin-des-Bois.jpg ou pour se sortir lui-même d’une situation qu’il estimait être injuste. Mais on voit là le danger de ce recours à la notion de justice. N’importe quel acte risquerait d’être justifié. Si un criminel peut s’imaginer qu’il œuvre pour le bien, il se donnera le droit de mentir pour parvenir à ses fins. "La fin justifie les moyens". C’est sans doute à ce danger que la conception kantienne de la morale voulait échapper. Plutôt que de laisser chacun décider, en fonction de ses fins propres, de ce qui est bien et de ce qui est mal, il vaudrait mieux recourir au « moyen infaillible » que constitue, selon Kant,kant.jpg l’exigence du passage à l’universel : si je ne peux vouloir que la maxime de mon action soit érigée en loi universelle, alors c’est que cette maxime est immorale. Je ne peux vouloir que tout le monde mente pour se tirer d’embarras, donc je ne dois pas vouloir mentir pour me tirer d’embarras. Et qu’est-ce que la « légitime défense », sinon le prétexte pour se tirer d’embarras ? Comment éviter que n’importe qui puisse s’emparer de ce prétexte pour mentir ? Schopenhauer se rend bien compte que le droit de mentir risquerait d’entraîner les « pires abus », mais la condition qu’il pose pour écarter ces abus semble bien insuffisante. Qui empêchera le criminel de prétendre qu’il a le droit de se défendre et donc de mentir ? L’exemple choisi par Schopenhauer montre bien que la dérive est très facile. Comment savoir si les intentions du jeune homme en question sont pures ? Comment d’ailleurs le saurait-il lui-même ? Peut-être va-t-il se persuader qu’il aime sincèrement la jeune fille afin de pouvoir se donner le droit de l’approcher et de la séduire malgré l’interdit ? Il va donc se donner le droit de mentir pour se protéger alors que par principe le mensonge est injuste.

Pourtant il est tout aussi évident que l’obligation d’être vérace envers tout homme, prise de façon absolue, ne peut recevoir notre assentiment. Dire la vérité à tous ceux qui la demandent serait risquer de provoquer des événements que notre conscience morale nous demande au contraire d’essayer d’éviter. On se sent tenu de cacher la vérité à celui qui en ferait un usage mauvais, voire indigne. On se sent tenu d’empêcher que quelqu’un de malintentionné ne se serve de la vérité pour parvenir à ses fins. L’exemple que prend Constant dans sa controverse avec Kant est tout à fait parlant : on ne dira pas la vérité à l’assassin qui cherche à savoir où se trouve sa cible. Il ne s’agit pas là de « légitime défense », il s’agit d’éviter le pire.

 

Sauver un innocent vaut la peine de mentir. Par contre se sauver soi-même alors qu’on est coupable ne serait pas une raison valable de mentir. Ce serait même ajouter une deuxième faute à la première. Mais comment savoir alors qu’on a le droit de mentir ? Comment savoir si ce que l’on veut au fond est juste  et mérite que l’on mente pour pouvoir le réaliser ?

 

Il faut bien reconnaître qu’il n’y a pas de formule simple qui nous permette de répondre facilement à cette question. Il est clair que mentir pour obtenir un bénéfice purement personnel est immoral. Mentir pour se protéger alors que l’on est coupable est aussi un mal. Mais mentir pour sauver un innocent, pour préserver une amitié, pour émerveiller un enfant, pour se protéger contre une attaque injuste, c’est un droit et même parfois un devoir. Le critère proposé par Schopenhauer n’est pas satisfaisant, mais au moins a-t-il le mérite de signaler une difficulté morale que l’on ne peut évacuer. Le mensonge n’est pas toujours un mal, dire la vérité n’est pas toujours un bien. Ce qui est moral, c’est au moins de se poser la question de ce qui est bien. C’est en tout cas de ne pas répondre à cette question  en appliquant mécaniquement une règle ou en se prenant soi-même pour le bien suprême. L’amoureux qui s’introduit chez son aimée devrait se poser la question : s’il ment, est-ce par amour, pour faire vivre une relation qui n’a que faire des règles sociales, ou est-ce par pur égoïsme ? Personne d’autre que lui ne peut connaître la réponse, mais il ne peut lui-même espérer la connaître que s’il se pose vraiment la question…

Romeo-et-juliette.jpg

 

 

Pour conclure, nous pouvons affirmer  que l’on a le droit de mentir pour se protéger mais aussi et peut-être surtout pour protéger autrui. Mais à la condition que cette protection soit juste, que nous ne soyons pas complices d’un crime en recourant au mensonge mais que nous essayions d’empêcher un mal pire que le mensonge de se produire, ou que nous songions seulement à faire un peu de bien. Il est vrai que chaque être humain a droit à la vérité, mais il est vrai aussi que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. Cette opposition n’est pas forcément une contradiction, car aucun des deux termes ne peut entièrement s’annuler;  il faut tenter de les maintenir. Parfois ils peuvent s'associer avec le temps : on peut dire après coup une vérité que l'on avait dû cacher, parfois l'un des deux doit s'effacer, tout en se maintenant comme exigence dans notre conscience.

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15 décembre 2011 4 15 /12 /décembre /2011 16:37

 

 

La difficulté à définir l'art aujourd'hui tient à ce que le statut de l'art est devenu problématique.

Qu'est-ce qui est de l'art ? Qu'est-ce qui n'en est pas ?

Questions qui selon certains ne seraient plus à poser : est art ce qui est désigné par le mot, peu importe de quoi il s'agit. Des excréments en boîte sont de l'art puisque des musées les achètent et que le titre même de l' "œuvre" :" Merde de l'artiste" fait référence à l'art. (Piero Manzoni)

 

 

Merda-d-artista.jpg

 

http://fr.wikipedia.org/wiki/Merde_d%27artiste

 

 

 

 

 

 

On peut en effet se complaire dans cette confusion, dans cet "art à l'état gazeux" (Yves Michaud).

 

 

http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Art_%C3%A0_l%27%C3%A9tat_gazeux

 

 

 

 

 

 

Mais on peut aussi, et c'est cette voie que nous suivrons, penser que tout n'est pas de l'art et qu'il convient de faire, là encore, le tri. Comme toute forme culturelle n'est pas forcément civilisée, toute prétendue œuvre d'art[1] n'est pas forcément de l'art.

 

Pour que l’art soit totalement accessible à la marchandisation et à la spéculation, il fallait que les critères permettant de distinguer s’évanouissent, deviennent « vaporeux ». Comme dans le conte d’Andersen, le roi est nu, et c’est celui qui est le moins contaminé par la vanité absolument démente qui règne dans le milieu de l’art contemporain qui peut le dire, ou le faire savoir.[2]

 

 

L'art est l’activité humaine visant à exprimer les préoccupations, les croyances, les questions sous une forme telle qu'elle traduise les émotions et les sentiments que les hommes éprouvent en y pensant.

 

 

L'art n'a donc pas n'importe quel contenu, il prend pour objet ce qui émeut l'homme, ce qui le concerne intimement, ce qui renvoie aussi bien à des thèmes éternels qu’à des préoccupations précises, liées à un contexte particulier.

On comprend alors pourquoi l’art est le meilleur moyen dont on puisse disposer pour pénétrer dans l’esprit d’une culture. Et qu’il soit aussi le meilleur moyen pour se comprendre soi-même.

Ce qui n'implique pas qu'il ne puisse y avoir d'art "léger", voire purement décoratif. Mais même si le contenu est presque insignifiant, l'art ne nous touche que lorsqu'il parvient à nous émouvoir, ne serait-ce qu'en nous laissant aller à la rêverie.

 

Mais comment l'art parvient-il à nous toucher ? Quelle est la forme d'expression qui serait le propre de l'art ?

 

Toute expression n'est pas artistique. Il peut y avoir une expression très "technique", très ordinaire, très "documentaire", ce n’est pas une expression artistique. (Sauf s’il s’agit de provoquer un contraste émotionnel entre l’émotion attendue et le traitement « neutre » et « objectif » par l’œuvre.)

Prenons comme référence le langage commun. Il repose sur un principe : la relation entre le signifié et le signifiant est conventionnelle, elle n'est pas inscrite dans le signifiant lui-même. Rien ne prédisposait les phonèmes composant le mot "arbre" à désigner le concept d’arbre. La preuve en est que le même concept (signifié) peut être exprimé par des sons différents : Tree, Baum…

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C’est ainsi que le linguiste Ferdinand de Saussure analyse le signe linguistique. « Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l'association d'un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire. »

 

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On peut faire l’hypothèse que l’art cherche au contraire une relation qui ne soit pas purement conventionnelle entre le contenu de l’œuvre, c’est-à-dire l’intention de l’artiste, et sa forme matérielle. Une relation non-arbitraire entre les deux aspects serait une relation d’adéquation. Cette adéquation fait la réussite de l’œuvre, c’est-à-dire, en un de sens du mot, sa beauté.

Prenons un exemple dans la poésie. La poésie a recours aux mots, et pourtant elle va parvenir à susciter chez celui qui la lit ou l’écoute une émotion que le langage ordinaire ne suffirait à déclencher. Ainsi si je veux dire à quelqu’un que je me sens triste parce que c’est l’automne et qu’il y a du vent, je ne parviendrai pas à susciter chez mon auditeur le sentiment que j’éprouve, pas plus d’ailleurs que je n’aurais l’impression d’y être parvenu pour moi-même. Certes, s’il me connaît bien ou s’il est particulièrement capable d’empathie, il se sentira un peu ému en comprenant que je suis triste, mais il n’éprouvera pas ce que cette tristesse a de particulier. Par contre, le poème que Verlaine consacre au même thème y parvient très bien :

 

 

verlaine par courbet

 

Chanson d'Automne

 

Les sanglots longs                                                                                            

Des violons
De l'automne
Blessent mon coeur
D'une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure

Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà, delà,
Pareil à la feuille

Morte.

 

  Paul Verlaine (1844-1896)

 

 

 

Que s’est-il passé, sinon que la manière de dire parvient à ressembler à ce qui est dit ? Les sonorités des mots, le rythme, la force des images, tout cela incite l’âme à se laisser emporter vers le même état.

 

Bien sûr, on dira que cette ressemblance entre le contenu et la forme n’est pas si évidente que cela. Elle suppose, pour être reconnue, que l’on soit relativement familier avec la langue française, que l’on ait même une certaine sensibilité et donc que celle-ci ait dû être cultivée. Mais cela n’enlève rien à l’hypothèse que nous défendons : le rapport entre le signifiant et le signifié n’est pas arbitraire ou purement conventionnel. Ce qui fait qu’une œuvre est ratée, c’est que justement cet accord entre le fond et la forme ne s’y trouve pas. Cela peut venir de ce que la forme est beaucoup trop conventionnelle justement, c’est ce que l’on appelle le « cliché ». Ou bien en ce qu’elle n’est qu’une illustration d’un concept, sans que l’on puisse retrouver dans sa particularité autre chose que ce qui peut être pensé.

 

 

 

C’est le cas de l’œuvre de propagande : on voit bien le rapport, mais celui-ci finit par art-propagande-socialiste.jpgs’effacer au profit du seul concept : quand on sait ce que cela veut dire, on n’a plus besoin de regarder, ou d’entendre, ou de lire ; on a « compris ». Cela peut provenir aussi de ce que l’émotion est trop prégnante, grossière, rendant impossible la participation de celui qui a des sentiments plus individuels.

L’œuvre doit rester mystérieuse, et elle peut l’être sans cesser de vouloir dire quelque chose. C’est une erreur de croire que le mystère renvoie à une sorte d’arbitraire de l’imagination individuelle. Non que l’imagination n’intervienne pas, chacun appréciant l’œuvre selon sa personnalité. Mais elle est en quelque sorte guidée et ne peut aller n’importe où. Celui qui lirait le poème de Verlaine cité plus haut et qui aurait envie de rire ou de sautiller ne l’aurait pas compris, ou plutôt n’aurait pas été capable de le ressentir.

Ce lien mystérieux entre le contenu et la forme, lien de ressemblance mais sans soumission de la forme au fond, il nous reste à l’éclairer davantage. Pour y parvenir, aidons-nous de la réflexion de Kant sur la beauté pure. Ce philosophe parle de la beauté pure comme ce qui échappe justement au concept. Lorsque les perceptions que nous recevons nous suggèrent des images et que celles-ci nous incitent à penser sans que pourtant nous puissions arrêter ce flux d’images, alors a lieu l’expérience de la beauté pure. Pure veut dire ici « sans concepts ».

 

 

 

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Nous n'avons pas besoin de  savoir ce que c’est pour  éprouver un plaisir à laisser notre sensibilité, notre imagination et notre pensée jouer librement. Dans l’expérience courante, objectivante, ce libre jeu n’a pas lieu. Nous arrêtons en quelque sorte l’imagination parce que nous recherchons le concept. Ou plutôt le concept est déjà là, n’attendant que les stimuli sensoriels pour superviser la formation de l’image. Nous reconnaissons des objets, et notre imagination est sous la direction de l’entendement. Il faut que nous « comprenions » ce que nous voyons ou écoutons. Au contraire, dans l’expérience proprement esthétique, nous ne « comprenons » jamais totalement, le libre jeu continue. Les concepts n’épuisant pas la source des images, nous revenons vers elle et nous en retirons d’autres images, qui vont entraîner d’autres pensées. Nous sommes alors dans une situation de contemplation, au lieu d’être dans une recherche d’actions à exécuter. Kant donne des exemples très simples des objets propres à susciter cette attitude de contemplation : le feu dans la cheminée, l’eau qui coule… Remarquons qu’il ne s’agit pas ici d’œuvres d’art, mais d’objets « naturels », même si pour pouvoir les contempler il a fallu les « installer » dans une situation où nous puissions les apprécier sans soucis. Mais cette fascination pour des sensations qui se prêtent facilement à des combinaisons multiples se retrouve aussi dans les œuvres d’art. Peut-être même que cette propriété de déclencher un libre jeu de nos facultés est ce qui caractérise en propre l’œuvre d’art, en tant qu’elle est vraiment œuvre d’art.

Prenons comme exemple la peinture impressionniste. Rappelons que ce terme est à l’origine une sorte de critique moqueuse. Le peintre Claude Monet expose en 1874 un tableau qu’il a intitulé « Impression, soleil levant ».

 

 

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Claude Monet ; Impression, soleil levant ; 1872.

Les critiques d’art officiels, soutenant l’académisme se gausseront alors de « l’impressionnisme ». Or que vise ce courant où l’on trouve des peintres pourtant très différents comme Monet, Renoir, Pissarro, Sisley, Morisot, Degas, Cézanne ? Le thème majeur de l’impressionnisme est le retour à une perception « pré-objectivante », à une vision qui mélange la subjectivité du ressenti à la lumière des choses. A l’opposé de la peinture académique qui est fondée sur le dessin et cherche à se faire en quelque sorte oublier comme peinture, les peintres impressionnistes vont privilégier la lumière, le chatoiement des couleurs, l’ambiance fugitive et charmeuse des moments qui passent et ne reviendront plus. Qu’importe ce que les choses sont censées « être », ce qui importe c’est ce qu’elles sont en nous, pour nous qui les faisons surgir par notre sensibilité. Aussi faudra-t-il abandonner le contour, réduire l’importance du dessin, et appliquer les couleurs par petites touches, en cherchant à rendre la vibration de la lumière plutôt que ce que l’on sait être les couleurs des choses. L’objet perd d’ailleurs de sa valeur en tant qu’il serait « important » ou culturellement valorisé. L’impressionnisme va délaisser les thèmes classiques tirés des sujets mythologiques ou historiques pour peindre des ambiances, des reflets, des instants où justement la vision habituelle se brouille et où le monde devient mystérieux. claude-monet-gare-saint-lazare.jpgIl va de soi que si c’est de cela dont il s’agit, le dessin qui définit et limite est à rejeter ou du moins à restreindre (Degas y a tout de même recours), les couleurs ne doivent pas être lissées et le relief même du coup de pinceau devient un outil précieux. Il ne s’agit pas de retrouver une ressemblance convenue avec les choses, mais de rendre un effet d’ensemble, ce qui suppose que les couleurs soient étudiées pour leur pouvoir de se combiner de façon à vibrer entre elles. L’invention de la photographie en 1824 a sans doute aussi contribué à créer ce retour vers une vision volontairement floutée, loin de la recherche d’un réalisme objectiviste.

 

On voit donc bien ici que le contenu appelle sa propre forme, et que cette forme cessera d’être pertinente lorsqu’un autre contenu émergera.

On remarquera aussi que si le contenu ne doit pas écraser la forme en la réduisant à un simple exemple, l’œuvre  d’art impressionniste laisse les sensations composer un ensemble qui ne peut être entièrement circonscrit et auquel on revient comme à la source fascinante qui ne cesse de nous stimuler.

 

 

 

Mais comment expliquer l’évolution d’une grande partie de l’art contemporain ?

Sans doute faut-il pour comprendre cette évolution prendre comme appui le mouvement dadaïste. Fondé pendant la 1ère guerre mondiale (20 millions de morts, autant de blessés), il est une réaction à un monde où la civilisation s’est retournée contre l’homme.

 

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 Comment être « artiste » dans une société où le « Progrès » aboutit à asservir l’homme à des rouages industriels, financiers, militaires ? Le dadaïsme s’inscrit dans une révolte contre ce monde et les puissances qui y règnent. Il s’agit de dénoncer et  de refuser la séparation entre le prétendu « sérieux » de la vie et la compensation artistique qui est censée racheter les péchés d’un système antihumain. Les dadaïstes sont donc opposés à l’art lui-même dans la mesure où il leur paraît incapable de faire obstacle par ses propres forces à la nouvelle barbarie et en devient même complice puisqu’il offre de la « beauté » à ceux qui la détruisent.

Comment alors faire œuvre artistique si on refuse l’art lui-même ? La réponse est double : d’abord en ne se prenant pas au sérieux et en refusant le culte de l’œuvre, ensuite en faisant exploser le cadre où l’on voulait enfermer la beauté. La vraie beauté est dans la vie, dans n’importe quelle occasion de s’abstraire de la recherche de l’utile, de la routine, de l’ennui. Il n’y a aucun prestige de l’ « artistique », et le mieux que puisse faire un « artiste » est de se moquer de l’art.

Si on considère un des représentants les plus célèbres du mouvement « Dada », Marcel Duchamp, on trouvera dans son parcours ces deux aspects de la révolte dirigée contre l’art lui-même.

 

 

 

 

Ainsi le premier « ready-made » qui s’intitule « roue de bicyclette » (1915) et qui consiste en une roue de bicyclette pouvant tourner fixée sur un tabouret.2-rouebicyclette.jpg

Cette œuvre révèle que la beauté est partout, y compris dans des objets qui n’ont rien de particulier et que la simple manière de les mettre en perspective suffit à susciter ce que Kant mettait au centre de l’expérience esthétique : la beauté pure. D’ailleurs, il est frappant que Duchamp, parlant de son œuvre, se réfère au « feu de cheminée » :

«  La Roue de Bicyclette est mon premier readymade, à tel point que ça ne s'appelait même pas un readymade. Voir cette roue tourner était très apaisant, très réconfortant, c'était une ouverture sur autre chose que la vie quotidienne. J'aimais l'idée d'avoir une roue de bicyclette dans mon atelier. J'aimais la regarder comme j'aime regarder le mouvement d'un feu de cheminée. »

 

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Ce qui n’est pas sans rappeler ce qu’écrit Kant dans la « Critique de la faculté de Juger » (1790) : « Il convient encore de distinguer les belles choses des belles apparences des choses (qui souvent en raison de l’éloignement ne peuvent plus être nettement distinguées). En ce qui concerne ces dernières, le goût semble moins s’attacher à ce que l’imagination saisit en ce champ, qu’à ce qui lui procure alors l’occasion de se livrer à la poésie, c’est-à-dire aux visions proprement imaginaires, auxquelles s’occupe l’esprit, tandis qu’il est continuellement tenu en éveil, par la diversité qui frappe son regard. Il en est ainsi dans la vision des changeantes figures d’un feu en une cheminée, ou d’un ruisseau qui chante doucement, car ces choses qui ne sont point des beautés, comprennent néanmoins pour l’imagination un charme, puisqu’elles en soutiennent le libre jeu. » (Remarque générale sur la première section de l’analytique)

 

Un autre « ready-made » illustre bien ce mélange et cette ambiguïté entre l’appel à une beauté « dérangeante » et la  dénonciation d’un conformisme vaniteux. Il s’agit de l’œuvre connue sous le nom de « Fontaine » (1917).220px-Duchamp_Fountaine.jpg

 

Il est instructif de reconstituer sa genèse. En 1916 est fondée à New York la « Society of independent Artists » dont Marcel Duchamp devient membre. Le principe en est que n’ importe qui peut en faire partie, moyennant une inscription sur simple formulaire, et que des expositions seront organisées afin que tout membre puisse y exposer sans qu’un jury puisse y exercer un quelconque contrôle. La première exposition doit avoir lieu à New York à partir du 9 avril 1947. Marcel Duchamp envoie une œuvre sous le nom de Richard Mutt. Il s’agit d’un urinoir acheté dans un magasin. Le comité directeur de la « Society of independent Artists » refuse l’œuvre au motif qu’il ne s’agit pas d’une œuvre d’art. Selon certains, l’envoi aurait été accompagné du titre « Bouddha de la salle de bain » et on pourrait imaginer les formes des sculptures de Bouddha assis, mais c’est le titre « Fontaine » qui a été finalement retenu. L’intention de Duchamp semble double :

  • Poursuivre l’idée selon laquelle « la beauté est partout » et qu’on peut la trouver dans un objet apparemment quelconque, pour peu que l’on décontextualise celui-ci en lui ôtant sa valeur d’usage.
  • Ridiculiser le concept même d’œuvre d’art en prenant au mot les prétentions de ceux qui se veulent les plus ouverts en ce domaine : iront-ils jusqu’au bout ?

Devant le refus des responsables de l’exposition, Marcel Duchamp démissionnera de la « Society ». Par la suite, l’œuvre originale ayant disparu, plusieurs répliques seront fabriquées à partir de la photographie de l’époque et seront « authentifiées » par Marcel Duchamp. Elles sont exposées dans des musées prestigieux et l’œuvre sera considérée comme celle qui aura le plus marqué le 20ème siècle. Une des répliques sera même vendue aux enchères pour la somme de 1,67 million d’euros. Ce destin marque bien la logique de l’art contemporain : le geste iconoclaste devient une nouvelle idole et se retrouve investi d’une valeur marchande qui annule sa portée subversive. Certains se souviendront quand même de l’esprit Dada : Pierre Pinoncelli urine dans une réplique de « Fontaine » exposée au Carré d’Art de Nîmes en 1993 et lui donne un coup de marteau. Il sera condamné à 1 mois de prison avec sursis et à 286000 Francs de dommages et intérêts. Ce qui ne l’empêchera pas de recommencer à attaquer « Fontaine » au marteau au Centre Beaubourg en 2006. Lors de son procès à Nîmes il déclara qu’il s’agissait  « d'achever l'œuvre de Duchamp, en attente d'une réponse depuis plus de quatre-vingts ans ; un urinoir dans un musée doit forcément s'attendre à ce que quelqu'un urine dedans un jour, en réponse à la provocation inhérente à la présentation de ce genre d'objet trivial dans un musée [...]. L'appel à l'urine est en effet contenu ipso facto - et ce dans le concept même de l'œuvre - dans l'objet, vu son état d'urinoir. L'urine fait partie de l'œuvre et en est l'une des composantes [...]. Y uriner termine l'œuvre et lui donne sa pleine qualification. [...] On devrait pouvoir se servir d'un Rembrandt comme planche à repasser ».

 

 

Se trouve ici en condensé la situation de la plus grande part de l’art contemporain : une récupération officielle et spéculative d’une tentative subversive qui a fini par aboutir au pire : l’équivalence généralisée de tout et de n’importe quoi. Un tableau de Rembrandt comme planche à repasser, ou une planche à repasser qui devient aussi chère qu’un tableau de Rembrandt, c’est la réalité du marché de l’art puisque la valeur financière des « œuvres » est totalement déconnectée de leur valeur esthétique.

 

Ce qui ne signifie pas pour autant que l’art est mort, comme le disait Hegel. Il est toujours nécessaire, et peut-être plus que jamais, d’exprimer ce qui hante le cœur des humains. Mais à l’époque de la marchandisation et de l’industrialisation de l’art, cette tâche est d’autant plus difficile qu’il est bien plus aisé (et plus lucratif) de continuer à Eminem1.jpgsinger les dadaïstes, à moins que l’on ne songe simplement qu’à divertir les foules en les abrutissant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] La notion d’œuvre est devenue pratiquement obsolète, elle est remplacée par celle, plus savante, de « dispositif ». Un dispositif a cet avantage de pouvoir éventuellement se passer de toute intervention humaine, et de fonctionner tout seul, alors même qu’il prétend déclencher une expérience.

[2] Voir la façon dont une femme de ménage a « endommagé », croyant faire son travail, une œuvre assurée pour la somme ubuesque de 800 000 €.  http://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2011/11/04/sale-une-femme-de-menage-detruit-une-partie-dune-oeuvre-dart-dune-valeur-de-800-000-euros/

 

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4 décembre 2011 7 04 /12 /décembre /2011 22:07

La notion de culture sert à penser tout ce qui n'est pas nature. La nature, c'est ce qui existe indépendamment de l'activité volontaire de l'être humain. Nature vient du latin natura, qui vient du verbe latin nascere : naître.

 

La culture regroupe donc tout ce que l'homme ajoute à la nature. Encore faut-il penser que ce n'est pas un simple ajout. La culture modifie la nature, la perturbe, la remplace par ce qui relève de l'artifice.

 

Le paradoxe de l'homme, c'est qu'il ne peut être identifié à une "nature" bien précise. Nature signifie aussi "essence", ce qui définit un type d'être. Or, qu'est-ce que l'homme, si ce n'est l'être qui s'écarte de la nature ? Ce que le mythe de Prométhée exprime à sa manière, en faisant du feu et de la technique volés aux dieux la marque distinctive de l'homme, ni animal, ni dieu. Voir le dialogue de Platon "Protagoras"  320c-322d.

 

La culture, c'est donc ce qui relève de l'activité propre à l'homme, ce qu'il invente, ce qu'il découvre, ce qu'il produit. L'homme est l'être qui fait exister des choses nouvelles, ou qui fait exister des choses déjà là mais en les identifiant par leur insertion dans un ensemble de significations. C'est le langage qui est le fondement de toute culture. L'homme semble naturellement doté de la possibilité d'accéder au langage (thèse développée notamment par le linguiste Chomsky). Mais encore faut-il que cette potentialité soit activée et développée par l'éducation qui stimule les fonctions innées. Culture vient d'ailleurs du latin  "colere", qui signifie prendre soin de quelque chose, veiller sur quelque chose. On retrouve cette idée de soin dans les mots apparentés au mot culture : culte (prendre soin du rapport à la divinité), cultivateur (celui qui prend soin des semences et les aide à porter leurs fruits).

 

Les cultures au pluriel désignent les différentes aires où se sont développées des formes culturelles ayant des caractéristiques relativement semblables. On parlera de culture française, par différenciation avec les cultures italienne, anglaise, espagnole... On parlera aussi de "civilisation" pour désigner soit un stade particulièrement avancé de culture (les civilisés s'opposent aux barbares et aux sauvages...), soit des continuités culturelles s'étendant sur une période relativement grande. On parle ainsi de civilisation européenne, ou occidentale, que l'on distinguera de la civilisation indienne ou chinoise, ou arabo-musulmane.

 

Une question vient à l'esprit, particulièrement aujourd'hui, mais on en trouverait les traces dans la philosophie grecque (voir le courant cynique), c'est celle qui interroge la valeur de la culture. Valeur par rapport à la nature, valeur à l'intérieur des cultures.

Dans le premier sens, cela renvoie à une critique de la "civilisation", et particulièrement de la civilisation occidentale, celle qui justement a poussé à son maximum l'opposition entre la  culture et la nature. Descartes écrivait au 17ème siècle que la science moderne allait faire en sorte que l'homme devienne "comme maître et possesseur de la nature". Idée qui ne serait jamais venue à l'esprit d'un indien d'Amérique, par exemple. Or cette opposition entre la culture et la nature est elle-même basée sur une conception hiérarchique des cultures. Qu'est-ce qui vaut le mieux dans la culture ? L'homme peut se "cultiver" de plusieurs manières. On peut cultiver son corps (culture physique), on peut cultiver son intellect, on peut cultiver ses capacités émotionnelles, sa sensibilité artistique, sa compassion...

La culture occidentale s'est caractérisée par un accent mis de façon de plus en nette, surtout à partir du 17ème siècle, sur la dimension rationnelle, intellectuelle de l'être humain, et ce au détriment des autres dimensions qui seraient également susceptibles d'être développées, cultivées. Peut-être est-ce la raison pour laquelle des penseurs venus d'horizons très divers portent un regard très critique sur une civilisation qui détruit certaines potentialités essentielles de l'humanité. Une civilisation qui se retourne contre l'être humain lui-même et qui envisage même sa possible disparition avec optimisme (voir le courant transhumaniste http://fr.wikipedia.org/wiki/Transhumanisme ). La civilisation peut elle produire une nouvelle barbarie ? C'est-à-dire une forme de culture qui attaque l'humanité dans ce qu'elle a de plus humain ? Non pas que l'homme soit forcément "bon" par nature et que la civilisation le pervertisse, thèse attribuée (en caricaturant sa pensée) à Rousseau, mais l'homme possède des potentialités diverses qui ne peuvent s'harmoniser sans une sorte d'effort collectif qui relève de la culture. Si le but n'est pas l'harmonisation des composantes fondamentales mais la production d'un type d'êtres "humains" adaptés à un système social défini, on aura certainement des êtres déséquilibrés dans leur personnalité psychique mais très adaptés (au moins en apparence) au milieu social qui les a "éduqués". Les projets totalitaires du 20ème siècle se sont situés dans cette perspective de production d'un type d'hommes totalement conformes à un modèle idéologique. Mais aujourd'hui ne sommes-nous pas devant un nouveau type de totalitarisme, non plus spécifiquement politique ou idéologique, mais "rationnel" et "fonctionnel" ? Quel homme voulons-nous ? L'homme consommateur et producteur, rouage interchangeable d'un système qui ne vise qu'à l'accumulation de marchandises, ou l'homme capable à la fois de penser, de sentir, d'aimer ? Le philosophe Michel Henry a pu dénoncer la nouvelle "barbarie" de la civilisation moderne qui justement rompt l'harmonie sur laquelle se fondait la culture "civilisée": connaissance et sensibilité, raison et émotion, action et contemplation. La-Barbarie.gif

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cette interrogation sur la valeur de la culture peut prendre comme exemple particulièrement emblématique la question de la corrida.

 

C'est une manifestation de la culture mais que vaut-elle ? Nous entraîne-t-elle du côté de la civilisation au sens d'une construction culturelle qui permettrait le développement harmonieux des facultés humaines, ou du côté de la barbarie, au sens où elle permettrait aux "mauvais instincts" de se repaître de la souffrance d'un animal ?

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Certains y voient une forme d'art, une tradition culturelle à préserver. D'autres la considèrent comme une forme de torture qui est incompatible avec le respect de l'animal, créature susceptible d'éprouver des émotions et de la souffrance.

 

 

 

 

Des événements récents ont montré que l'opposition était farouche entre les partisans de la corrida et ses détracteurs, les premiers n'hésitant pas à  user de la violence ouverte pour riposter à ce qu'ils estiment être des provocations des seconds. http://www.anticorrida.com/rodilan-8-octobre-2011/

 

 Envisager philosophiquement le débat, c'est tenter de juger de la pertinence des arguments des uns et des autres, et d'abord de s'interroger sur les présupposés de ces arguments. 

 

Dans les arguments échangés, on remarque souvent que les notions de « culture », de « civilisation », de « barbarie » sont évoquées.

Il fut un temps où les choses étaient assez claires quant à l’usage de ces notions : il y avait des cultures non seulement différentes mais que l’on pouvait situer sur une échelle :

 

  • Tout en bas les sauvages, stade premier de l’histoire de l’humanité, ou plutôt de la préhistoire. En effet, les « sauvages »  ne connaissent pas l’écriture, ni l’agriculture, ni la métallurgie. Ils sont étroitement dépendants de la nature et vivent immergés en son sein. Ils ne connaissent ni villes ni Etats. Ces « sauvages » (du latin silvaticus, lui-même dérivé de silva : la forêt) correspondent à ce que l’on appelle aujourd’hui les sociétés primitives.
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  • Puis viennent les « barbares », qui désignent à l’origine les peuples qui ne parlent pas le Grec et qui sont jugés par les Grecs comme culturellement inférieurs : soit parce qu'ils n’ont pas de villes, de sociétés administrées de façon réglée, soit simplement parce qu'ils manquent d’arts, de sciences, de « culture ».

 

 

  • Enfin, les « civilisés », ceux qui ont su développé les formes les plus complexes de la culture : Etat, villes, sciences, arts et lettres sont présents et plus ou moins raffinés.

 

 

Cette division peut apparaître aujourd’hui comme simpliste, elle a même été sévèrement critiquée, et à juste titre. Elle a cependant bénéficié pendant toute une période historique, en Europe, d’un accord unanime. En 1782, l’Académie de Berlin met cette question au concours : « Qu’est-ce qui a rendu la langue française langue universelle de l’Europe ? Par où le mérite-t-elle ? Peut-on présumer qu’elle conservera ce statut ? ». La langue française est alors considérée, en France mais aussi hors de France, comme la langue de la civilisation par excellence.

 

La rencontre avec les peuples "sauvages" a cependant incité certains penseurs à remettre en question la supériorité de la « civilisation ».

 

Montaigne, et surtout Rousseau, sont ceux qui vont initier ce regard critique de la civilisation sur elle-même. L’inauguration de la recherche ethnologique, la constitution d’une anthropologie qui se veut scientifique vont aboutir à remettre en question cette classification. Pour un ethnologue, par principe, toutes les cultures se valent, dans la mesure où elles méritent toutes d'être étudiées sans a priori. Chaque aire culturelle développe ses propres traits distinctifs. Le rôle du scientifique sera plutôt de décrire ces différences, de les classer, de rechercher les éventuels invariants, mais pas de classer hiérarchiquement les différentes sociétés qu’il étudie.

 

LEVI-STRAUSS_Claude.jpgLévi-Strauss, dans son célèbre texte  « Race et histoire » (1952), s’attache à démontrer que la prétention à classer hiérarchiquement les formes culturelles repose sur un ethnocentrisme naïf : comment prétendre s’élever au-dessus de sa  société et atteindre une sorte de point de vue transcendant toutes les cultures ? Le critère d’évaluation dépend de la culture qui l’émet, il en constitue même une des composantes essentielles.

 

Lévi-Strauss écrira même : « Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ». En effet, les cultures considérées comme « inférieures »,  « barbares » ou « sauvages », ont justement ce trait distinctif de rejeter les autres cultures dans « l’infra-humain ». 

Paradoxalement, le « civilisé » est ou devrait être celui qui ne se prétend pas « supérieur » mais qui au contraire accorderait à toutes les cultures  le même statut, la même valeur.


Paradoxe puisque cela aboutirait à nier que la possibilité de porter un regard critique sur soi-même constitue justement une marque de culture plus « évoluée ». Le risque qu’entraîne ce refus, c’est le relativisme culturel : si tous les jugements dépendent de critères eux-mêmes relatifs à la culture qui les émet, il n’y a plus de jugement possible, puisqu’il ne servirait à rien de prétendre atteindre une objectivité.


Le relativisme culturel peut ensuite se décliner en deux options :


Une version nihiliste : on nie toute possibilité de juger tout en reconnaissant pour les autres le droit de le faire. La seule culture qui n'aurait pas le droit de juger les formes culturelles, c'est celle à laquelle on appartient. Les autres cultures ont elles, par contre, ce droit de juger puisque ce droit fait partie de leurs caractéristiques propres...


Une version "tolérante" : on se félicite de la soi-disant impossibilité de juger, car s'il n’y a que des jugements relatifs, entre lesquels on ne peut rationnellement choisir, cela obligerait à supporter n'importe quelle forme culturelle et à mettre en place une société "multi-culturelle" où se côtoieraient toutes sortes de valeurs et de pratiques, dont on veut imaginer qu'elles pourraient paisiblement cohabiter.

Cette dernière option, sous prétexte de tolérance (l’absence de jugement équivaudrait à un respect total de « l’autre »), aboutit en fait à la résignation au conflit. Car s’il n’y a pas d’instance pouvant départager les jugements qui de toute façon se manifesteront, il ne reste plus que l’affrontement, c’est-à-dire la violence.

Celle-ci peut prendre d’ailleurs la forme de la violence ouverte « la preuve que j’ai raison, c’est que je suis le plus fort », ou celle de la violence de la manipulation idéologique « la preuve que j’ai raison c’est que j’ai réussi à persuader la majorité de penser comme moi ».

 

 

Si l’on refuse à la fois le nihilisme de celui qui n’affirme plus rien, et la fausse tolérance de celui qui  prépare finalement l’affrontement violent, que reste-t-il ?

 

Il reste à reprendre la différenciation entre « civilisation » et "barbarie" et à lui donner un nouveau sens, un sens qui permette d’avancer vers un accord entre les humains.

 

Car la différence entre civilisation et barbarie semble être la condition de possibilité  d'un jugement portant sur les formes culturelles, elle en est le passage obligé, et on ne peut se passer de jugement en la matière.


Le jugement est d'abord, bien entendu, un jugement sur soi, l'acte par lequel on devient capable de ne pas simplement adhérer et fusionner avec une identité prétendue "naturelle". L'acte par lequel on s'interroge, on se remet en question, on cherche à définir un idéal de civilisation que l'on propose au libre débat.


A ce titre la controverse sur la corrida, on l’a déjà évoqué,  est révélatrice de la difficulté à parvenir à un jugement sur lequel on serait d'accord.

 

Mais cette difficulté n'est pas une impossibilité.

Pour qu'un jugement soit possible, il faut que des critères soient reconnus par tous.


Cette reconnaissance peut prendre du temps, car il n'est pas facile d'abandonner des idées préconçues, ses mauvaises habitudes, voire sa mauvaise foi.

On comprendra qu'il ne faille pas nécessairement attendre que le cheminement réflexif de chacun ait pu  reconnaître ces critères et les mettre en pratique.

Parfois, l'opposition déterminée et pugnace à des pratiques indignes de la civilisation participe de la remise en question nécessaire.

 

Mais il importe que ces critères soient clairement établis, énoncés, et soumis à la discussion. Qu'il existe de tels critères,dans le cas de la corrida, c'est ce dont  témoigne la  prise de position de certains vétérinaires.

 

« En tant que vétérinaires, nous nous déclarons opposés à la corrida. Cette pratique, qui consiste à supplicier des taureaux en public, doit disparaître de nos sociétés. La souffrance qu'elle fait endurer à ces animaux est injustifiable. L'évolution des connaissances scientifiques ainsi que l'évolution des mentalités rendent désormais nécessaire la mise en oeuvre de mesures visant à supprimer de tels spectacles. »

 

Déclaration signée par 1020 vétérinaires à la date du 17 octobre 2011.

  http://www.veterinaires-anticorrida.fr/

 

 

Deux critères sont ici mis en avant :

 

D'abord, la souffrance. C'est un critère factuel au sens où il s'agit de savoir si le fait de la souffrance peut être constaté. Il est clair que cette souffrance existe sans qu'il soit besoin de l'établir scientifiquement. Mais comme cette clarté n'atteint pas tout le monde, faute sans doute d'avoir pu développer une capacité d'empathie qui semble pourtant à la portée de tout être humain, on est mis en demeure de prouver "scientifiquement" l'existence de cette souffrance.

Est-ce que le taureau souffre lors d’une corrida ?

La réponse scientifique est incontestable : oui, il souffre. Les marqueurs chimiques de la souffrance sont indéniablement présents.

 

Ensuite, et c'est bien sûr le plus important, le critère moral : de quel droit puis-je faire souffrir ?

La morale commune énonce simplement "Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse".

Je peux envisager de faire souffrir quelqu'un parce que le résultat en vaut la peine. Ainsi un dentiste fera souffrir son patient pour le guérir. Il cherchera d'ailleurs à atténuer la souffrance le plus possible. Le patient est  d'accord : il supporte la souffrance pour atteindre un mieux être. J'accepterais que l'on me fasse souffrir si c'est pour améliorer mon état. Donc j'accepterais de faire souffrir pour améliorer l'état d'un autre. Encore faut-il, s'il s'agit d'un autre qui est un être humain doté d'une capacité de réflexion suffisante, que son accord me soit explicitement donné.

 

Il va de soi que je n'accepterais pas de souffrir uniquement pour faire plaisir à quelqu'un. Sauf si je suis atteint d'une perversion qui ne me fait trouver mon plaisir que dans le plaisir d'un autre qui m'humile et me domine.Et dans ce cas de perversion, on exigera d'autant plus que celui qui souffre ait explicitement donné son accord.

 

Mais est-il légitime de faire souffrir un être qui ne peut donner son accord puisqu'il ne parle pas ?

Est-il légitime de faire souffrir un être qui manifeste par ses cris, ses plaintes, ses tentatives de fuite, sa colère même, qu'il refuse de souffrir ?

 

Il faudrait pour cela que le but recherché ne soit pas la souffrance elle-même mais un objectif dont la valeur morale soit incontestable.

 

Dans le cas de la corrida, existe-t-il un tel objectif ?

 

Les "aficionados" donnent comme objectif à la corrida le plaisir "esthétique" qu'ils retirent du spectacle. Autrement dit, la souffrance infligée serait nécessaire à l'obtention du plaisir "esthétique".

 

On ne discutera pas ici de la nature exacte de ce plaisir "esthétique". A supposer même que l'on puisse faire abstraction de la souffrance infligée pour ne se concentrer que sur la "beauté" des évolutions du torero et du taureau, la question morale ne s'en pose pas moins.

Accepterais-je que l'on m'inflige des souffrances, et que finalement on me tue (fin la plus habituelle), pour jouir du spectacle que j'offrirais en tentant de me défendre ?

Et si je suis moi-même atteint de perversion au point de répondre par l'affirmative, accepterais-je que l'on agisse ainsi envers ceux que j'aime et qui eux refuseraient de se prêter à ce jeu-là ?

Et si je n'aime personne au point de me sentir indigné à cette idée, accepterais-je que que l'on s'empare de n'importe qui pour l'utiliser afin de procurer du plaisir à certains ?

 

On répondra peut-être qu'il s'agit ici d'animaux, qui ne sont donc pas des "personnes", capables de se rapporter à elles-mêmes et de se poser en sujets. Mais le refus de souffrir est tout aussi visible chez l'animal que chez l'homme. Le problème n'est donc pas dans la présence ou l'absence de raison, mais dans la présence ou l'absence de souffrance.

 

Est-ce qu’il est légitime de faire passer son plaisir (ici « esthétique » selon les partisans de la corrida, « sadique » pour ses détracteurs) au-dessus de la souffrance d’un être qui est capable de ressentir la souffrance ?


Ne faut-il pas considérer que la compassion, l’aptitude à se sentir concerné par la souffrance de l’autre (qu’il soit humain ou animal n’est pas ici ce qui importe) est une qualité humaine qu’il est capital de cultiver et que son respect caractérise ce que l’on appelle précisément « civilisation » ?


A contrario, le « barbare » est celui qui méprise la souffrance de l’autre et ne se préoccupe que de ce qui peut lui procurer du plaisir.

D’ailleurs on trouverait une confirmation de cette opposition dans la mauvaise conscience du « barbare » qui refuserait souvent de faire souffrir ceux qu’il aime (à moins de verser dans la perversion, qui est clairement une pathologie mentale) mais qui se trouve des prétextes (y compris "esthétiques") pour faire souffrir des êtres avec lesquels il n'a pas d'attache particulière.

 

On soutiendra donc que la civilisation exige d’éduquer l’homme dans le sens de son humanité, de développer ce qu’il y a en lui de plus humain. L’humanité n’est pas seulement une espèce animale, elle est une vertu, la « vertu d’humanité », et cette vertu consiste justement à refuser la souffrance à visée égoïste, à refuser la cruauté.


On a ainsi déterminé plus précisément la différence entre civilisation et barbarie, et on pu établir en quoi cette distinction pouvait être fondamentale, décisive pour notre rapport aux autres êtres vivants.

Cette différence a des conséquences pratiques nombreuses, parmi lesquelles, manifestement, l'abolition de la corrida.

 

 

 

 


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