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2 octobre 2013 3 02 /10 /octobre /2013 11:22

 

Selon la conception que l’on pourrait appeler classique, la raison, la capacité de réflexion, en fonction des informations dont elle dispose, détermine le meilleur choix possible, et la volonté, se portant vers le bien, suit les conseils de la raison.  Le sujet pleinement maître de lui-même, c’est le sujet qui choisit librement ce que sa raison lui montre comme étant le meilleur. Certes il faut un effort de la raison et de la volonté, d’où le cadre éducatif donné à l’enfant et le cadre législatif donné à l’adulte. Pour ceux qui ne comprennent pas clairement par eux-mêmes où est le meilleur, la peur du châtiment peut les aider au moins à éviter le pire : ils éviteront certaines actions non pas parce qu’ils comprennent que la meilleure solution est de les éviter, mais parce qu’ils craignent d’être punis s’ils les commettent.

La philosophie stoïcienne est celle qui a porté le plus loin cette exigence de maîtrise du sujet.

Mais pour autant, il arrive que l’individu soit confronté à des désirs qui semblent échapper à son contrôle. Il veut, mais il ne peut pas. « Video meliora, proboque, deteriora sequor » (Je vois le meilleur et je l’approuve, mais je suis le pire), fait dire à Médée le poète Ovide.

 

Faut-il maintenir cette exigence de maîtrise, par la conscience réfléchie, de la vie psychique ?

 

C’est ce que fera, au moins dans un premier temps, Descartes :


« (…) notre volonté ne portant à suivre ni à fuir aucune chose, que selon que notre entendement la lui représente bonne ou mauvaise, il suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le mieux qu’on puisse pour faire aussi tout de son mieux (…)»

 Discours de la méthode, troisième partie.(1637)

 

Au père Mersenne qui lui fait une objection sur ce point, il répond :


« Vous rejetez ce que j’ai dit, qu’il suffit de bien juger pour bien faire ; et toutefois, il me semble que la doctrine ordinaire de l’Ecole est que la volonté ne se porte pas vers le mal, sauf si l’entendement le lui présente sous quelque raison comme un bien, en sorte que si jamais l’entendement ne représentait rien à la volonté comme bien, qu’il ne le fût, elle ne pourrait manquer en son élection. Mais il lui représente souvent diverses choses en même temps ; d’où vient le mot « vido meliora proboque… » qui n’est que pour les esprits faibles (…) » Lettre à Mersenne fin mai 1637

 

 

 

 

Pourtant il est clair que souvent ma volonté ne s’impose pas à mes désirs. Serait-ce seulement parce que l’entendement lui présente « plusieurs choses à la fois » ?


Le cas "Médée".


Figure légendaire qui a inspiré les poètes et les peintres, Médée rend particulièrement visible le conflit intérieur qui parfois nous déchire, sans doute pas sous la forme extrême qu’il prend chez elle, mais selon la même structure. D’un côté il semble que l’on ait la raison, qui réfléchit et tente de déterminer le meilleur choix, et de l’autre les désirs qui revendiquent leur satisfaction. Entre les deux la volonté qui est censée suivre le choix rationnel mais qui peut choisir, ou se laisser vaincre par, les désirs.

 

Lorsque Médée aperçoit Jason, elle devient amoureuse de lui, au point de songer à l’aider dans sa quête au lieu de le laisser affronter sans aide les épreuves voulues par son père, épreuves qui devraient le mener à sa perte.

 «Le sentiment inconnu que j'éprouve est ou ce qu'on  appelle amour, ou ce qui lui ressemble; car enfin, pourquoi trouvé-je trop dure la loi que mon p350px-De_Morgan_Medea.jpgère impose à ces héros ?

Loi trop dure en effet... 

Et d'où vient que je crains pour les jours d'un étranger que je n'ai vu qu'une fois ? D'où naît ce grand effroi dont je suis troublée ?

 Malheureuse ! Repousse, si tu le peux, étouffe cette flamme qui s'allume dans ton cœur.

Ah ! Si je le pouvais, je serais plus tranquille... Mais je ne sais à quelle force irrésistible j'obéis malgré moi. Le devoir me retient, et l'amour m'entraîne. Je vois le parti le plus sage, je l'approuve, et je suis le plus mauvais. » Ovide, Métamorphoses, Livre VII.


Médée voit « le meilleur », sa raison ne lui fait donc pas défaut. Elle « l’approuve », sa volonté n’est donc pas dirigée vers le mal. Et pourtant, elle cède et va faire « le pire » : désobéir à son père et venir en aide à Jason. On pourrait dire que le désir amoureux a vaincu la volonté qui n’a pas eu la force de le repousser.


Plus tard, lorsque la jalousie lui fera tuer ses propres enfants pour se venger de la trahison de Jason, la même structure se retrouvera, avec le même résultat.


On pourrait dire que ce ne sont là que des cas rares et pathologiques, que la plupart du temps nous sommes capables de suivre notre raison et notre volonté a la force de combattre les désirs.

Mais on pourrait aussi interpréter autrement les cas de « réussite » de la volonté. Lorsque la raison tente d’établir le « meilleur », elle fait abstraction de l’intensité et de la qualité propre de chaque désir, ou en tout cas elle ne leur confère qu’une importance réduite. Pour « calculer » le meilleur, la raison pense à l’intérêt global de la personne, elle va privilégier ce qui peut se quantifier, se mesurer, ce qui fait aussi consensus, les idées de l’opinion dominante. Ainsi on admettra qu’une vie longue vaut mieux qu’une vie courte, et donc que la santé vaut mieux que la maladie. Il s’en suivra qu’un certain confort matériel est à rechercher parce qu’il permet une vie saine et exempte, autant que possible, de perturbations. Il faudrait donc s’orienter vers une vie relativement tranquille, même si cela passe par une profession peu attrayante en soi, plutôt que de chercher une activité passionnante mais peu lucrative. La raison opère une synthèse entre les désirs mais dans cette synthèse les désirs les plus orientés vers une adaptation au milieu auront la prévalence. De sorte que lorsque nous suivons ce que nous prescrit la raison, ce n’est pas la « raison » seule que nous suivons, mais les désirs qu’elle privilégie et qui parviennent à se concilier entre eux parce qu’ils sont compatibles et peu intenses. Si en plus la peur des conséquences fâcheuses vient les renforcer, on aura alors une « raison » qui pourra facilement s’imposer à la volonté.

Mais derrière la délibération et le choix apparemment libre, on voit qu’en réalité tout s’est déjà joué entre les désirs eux-mêmes. Il suffirait qu’un désir puissant et impérieux apparaisse pour que la synthèse opérée par a raison ait du mal à s’établir et que même si elle y parvenait, elle ait du mal à s’imposer.


484px-Paul_Gauguin_111.jpgPensons à Paul Gauguin, qui abandonne sa carrière d’agent de change, puis sa femme et ses enfants pour se consacrer à la peinture dans des conditions extrêmement difficiles. A Vincent Van Gogh, obligé de choisir entre acheter des couleurs pour peindre ou du pain pour manger, et qui très souvent opte pour la peinture.

Ces choix sont-ils rationnels ? Du point de vue de la raison commune, la réponse serait négative, « tout cela ne pourra que très mal finir… ». Et en effet, cela finira mal pour ces deux peintres, Van Gogh se suicidant et Gauguin mourant dans la dépression après une tentative de suicide. Mais qui pourrait dire que leur choix fut mauvais et qu’ils ne furent pas libres puisqu’incapables de suivre ce que la raison aurait dû leur conseiller ? Et si derrière la conscience réfléchie se trouvaient des désirs dont certains sont plus précieux que d’autres, témoignant d’un « moi » plus profond et plus individuel, d’un sujet qui a ses propres exigences, parfois bien éloignées de celles de la raison ? Et si la liberté de devenir soi passait par un refus d’être trop raisonnable ?Vangogh-nuit2 

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