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30 décembre 2011 5 30 /12 /décembre /2011 22:36

Sujet donné en bac blanc aux élèves de S.T.I

 

schopenhauer-1.jpeg

 

 

 

 

 

Si quelqu’un se fait surprendre dans la maison même de l’homme dont il courtise la fille, et qu’on lui demande le motif de sa visite impromptue, il donnera sans hésiter une fausse réponse, à moins d’être tombé sur la tête. Et il y a de nombreux cas semblables où n’importe quel homme sensé n’hésite pas à mentir sans le moindre scrupule. Seul mon point de vue permet de lever la contradiction criante entre la morale enseignée et celle pratiquée au quotidien, même par les individus les plus honnêtes et les plus exemplaires. Il ne faut cependant pas oublier que ce droit de mentir se limite rigoureusement au cas de légitime défense, comme je l’ai indiqué, car sinon cette doctrine serait exposée à d’affreux abus : car en lui-même le mensonge est un instrument fort dangereux. Mais de même que la loi autorise chacun, sauf risque pour la paix publique, à porter des armes et à s’en servir en cas de légitime défense, la morale accorde le droit, et ce exclusivement dans le même cas, d’avoir recours au mensonge. Sauf dans ce cas de légitime défense contre la force ou la ruse, tout mensonge est une injustice : c’est pourquoi la justice exige qu’on fasse preuve de véracité envers tout homme.

 

                                                                                         Schopenhauer ; 1840.


Vous répondrez aux trois questions suivantes :


1)      Quelle est la thèse défendue par l’auteur dans ce texte et quelles sont les étapes de son argumentation ?


2)      Expliquez pourquoi, selon Schopenhauer : «  Sauf dans ce cas de légitime défense contre la force ou la ruse, tout mensonge est une injustice : c’est pourquoi la justice exige qu’on fasse preuve de véracité envers tout homme. »


3)      Pensez-vous que l’on ait le droit de mentir pour se protéger et seulement pour se protéger ?

 

 

 

Des réponses possibles :

 

1)      La thèse de Schopenhauer est que le mensonge est en général immoral mais qu’il ne l’est pas en cas de légitime défense.

Pour étayer sa thèse, Schopenhauer va procéder en quatre étapes.

Tout d’abord, dans les 5 premières lignes, il va donner un exemple et en tirer une constatation générale. L’exemple est celui d’un jeune homme qui se fait surprendre dans une maison où il se trouve afin de courtiser une jeune fille. Sans doute croyait-il la trouver seule, et voilà que les parents arrivent et lui demandent ce qu’il fait là. A l’époque où écrit Schopenhauer, vers la 1ère moitié du 19ème  siècle, on peut aisément imaginer que les jeunes gens n’étaient pas autorisés à se voir sans la permission et la présence des parents. Peut-être d’ailleurs pareille aventure est-elle arrivée à Schopenhauer lorsqu’il était jeune. Le jeune homme de l’exemple choisi par l’auteur se trouve devant un choix : soit il dit la vérité, et alors il reconnaît qu’il a outrepassé les bornes de la bienséance, ce qui annule ses chances de se voir accorder la  main de la jeune fille, soit il ment en inventant un prétexte quelconque pour expliquer sa présence. C’est cette seconde éventualité que l’auteur présente comme évidente. Par là il sous-entend que le choix n’a pas été difficile à faire, c’est tellement logique que seul un insensé ferait un autre choix. De cet exemple très précis, on peut tirer une constatation générale : il existe de nombreux cas où l’on agirait de la même façon : on mentirait pour se tirer d’un mauvais pas. Et on mentirait « sans scrupules », c’est-à-dire sans s’en vouloir et même sans se donner la peine de s’interroger sur le bien-fondé d’un tel mensonge. Autrement dit, c’est le constat auquel voulait en venir Schopenhauer, le mensonge est assez souvent utilisé sans être considéré comme immoral, voire même en étant tout à fait assumé par la personne qui le prononce, laquelle se sent dans son droit. Où veut en venir Schopenhauer en nous faisant partager ses observations ? Quel est le problème qui se trouve ainsi introduit ?

La deuxième étape, qui se trouve dans la phrase qui suit, va nous permettre de prendre connaissance du problème. Comment expliquer l’apparente contradiction entre la morale enseignée et la morale pratiquée quotidiennement par des individus tout à fait honnêtes ? La morale enseignée proscrit le mensonge, qui est réputé être un mal. Or la morale pratiquée le tolère et va même jusqu’à le considérer comme tout à fait normal. Notons qu’il ne s’agit pas d’une contradiction entre la morale et l’immoralité, mais d’un conflit entre deux morales. Celui qui ment dans des cas comme celui signalé dans l’exemple cité plus haut ne se sent pas immoral, puisqu’il agit sans éprouver de scrupules. C’est cette contradiction que Schopenhauer prétend lever. Et il affirme même que seul son point de vue le peut. Quel ce point de vue ?

Schopenhauer va l’exposer dans la troisième étape, qui va de « Il ne faut cependant pas oublier » jusqu’à « « d’avoir recours au mensonge ». En réalité, son point de vue a déjà été énoncé auparavant, dans une partie de l’œuvre qui précède l’extrait que nous avons sous les yeux, puisque Schopenhauer écrit « comme je l’ai indiqué ». Il ne fait ici que reprendre ce point de vue en s’efforçant de répondre à une critique que l’on pourrait lui faire. Il est question d’un « droit de mentir », et il précise que ce droit de mentir « se limite rigoureusement au cas de légitime défense ». Ainsi le « point de vue » de l’auteur devient très clair : le mensonge est justifié, moralement parlant, quand il est utilisé pour se défendre et seulement dans ce cas. Ainsi se trouve levée la contradiction entre la morale enseignée et la morale pratiquée. La morale enseignée a raison de condamner le mensonge comme immoral, mais elle a tort de ne pas faire d’exception quand la légitime défense est en question. La « doctrine » de Schopenhauer ne se veut pas immorale : certes le mensonge est un « instrument fort dangereux » et il ne s’agit pas d’autoriser moralement sa pratique en toutes circonstances. Mais c’est un « instrument ». Et un instrument peut avoir plusieurs usages. Un couteau peut servir à couper du pain comme il peut servir à tuer quelqu’un. Celui qui s’en sert pour couper son pain ne se sent coupable d’aucun crime, il se sait dans son droit et n’a aucun scrupule. De même, celui qui ment pour se défendre ne se sent pas reprochable. D’ailleurs Schopenhauer propose sa propre analogie : comme la loi autorise à utiliser une arme pour se défendre, la morale autorise le mensonge pour se protéger. L’arme est un instrument, le mensonge est un instrument. Ce sont tous les deux des instruments dangereux et il ne faut pas s’en servir à la légère. La loi interdit d’agresser autrui avec une arme, mais elle permet que l’on se défende avec une arme si l’on est attaqué, en tout cas elle le permettait à l’époque et dans le pays où Schopenhauer a écrit ce texte. De même, son point de vue est que la morale autorise l’utilisation du mensonge s’il s’agit de se défendre.

Après avoir exposé sa thèse et explicité son argumentation, Schopenhauer va terminer en reprenant l’essentiel de son propos dans une phrase qui est une conclusion et un résumé : le mensonge est une injustice, mais pas dans le cas où il permet justement de se défendre contre une injustice, que celle-ci vienne de la force physique ou qu’elle utilise la ruse.

 

 

Schopenhauer-2.jpg

2)      Il convient de revenir sur cette dernière phrase : «  Sauf dans ce cas de légitime défense contre la force ou la ruse, tout mensonge est une injustice : c’est pourquoi la justice exige qu’on fasse preuve de véracité envers tout homme. » En effet, si elle condense, on l’a vu, l’essentiel de la pensée de Schopenhauer dans ce texte, elle n’est pas exempte d’ambiguïté.

Pourquoi tout mensonge serait-il une injustice ? L’injustice c’est le refus de respecter les droits d’un être. Si le mensonge est une injustice, c’est qu’il contient donc implicitement le refus d’un droit. Mentir, c’est dire quelque chose de faux, ou que l’on croit faux, pour tenter de tromper quelqu’un afin qu’il croit que la réalité est autre que ce qu’elle est. Mentir, c’est donc dire le faux volontairement, faire passer le faux pour le vrai. Mais peut-on dire que chacun a droit à la vérité ? Sans doute car l’homme a besoin de savoir ce qu’est la réalité pour pouvoir faire ses propres choix. Si on lui dit le faux, il prendra ses décisions à partir d’une image qui n’est pas en accord avec la réalité. C’est d’ailleurs ce que souhaite le menteur : il veut que la personne à laquelle il ment prenne une décision qui l’arrange lui, le menteur, et non pas elle-même. Mais si le mensonge est une injustice puisqu’il revient à nier le droit qu’a chacun de prendre ses propres décisions en toute conscience, comment voir en lui un « instrument » ? Ce ne serait pas un simple instrument, ce serait essentiellement un acte injuste. Mais Schopenhauer veut sans doute dire que la plupart du temps, mentir c’est en effet refuser de reconnaître un droit fondamental. Mais malgré tout il arrive que le mensonge puisse être utilisé à bon escient, lorsqu’il vient protéger le droit de celui qui ment à ne pas subir lui-même une injustice. Si on est menacé dans son intégrité physique ou dans son intérêt par quelqu’un, on a le droit de se défendre, c’est de la  « légitime défense ». Ainsi Schopenhauer pense-t-il avoir résolu le problème qu’il se posait : le mensonge est moralement justifié quand il sert à se protéger.

 

Schopenhauer-3.jpg

3)      Mais peut-on se satisfaire de la façon dont il a résolu le problème ? A-t-on vraiment le droit de mentir pour se protéger, et ne l’a-t-on que pour se protéger ? C’est ce que nous allons essayer de discuter. Le propos de Schopenhauer évoque la controverse qui a opposé le philosophe allemand Kant au philosophe français Benjamin Constant. Kant pensait que la morale impliquait une condamnation totale du mensonge. Constant était d’avis qu’il fallait faire une distinction entre le mensonge immoral et celui qui ne l’était pas. Résumons les arguments de l’un et de l’autre. Pour Kant mentir est un acte foncièrement immoral puisque cela consiste à traiter l’autre homme comme un moyen en vue de ses propres fins. Or, chaque être humain est une « fin en soi », un sujet doté d’une conscience propre, une personne qui est digne de respect. La preuve que le mensonge est en soi immoral, c’est que je ne peux vouloir que tout le monde mente. Or si je ne veux pas que ce que je m’autorise à faire devienne une loi universelle, si je veux m’attribuer un droit que je ne voudrais pas que tout le monde exerce, c’est là le signe que c’est immoral.

 

Constant.jpg Pour Constant, il faut faire une distinction. Si quelqu’un fait un mauvais usage de la vérité, je me dois de ne pas la lui dire car tout le monde n’a pas droit à la vérité. Schopenhauer semble se ranger du côté de Constant puisqu’il admet que la légitime défense autorise le mensonge. Je ne suis pas tenu de dire la vérité à celui qui en fera un mauvais usage contre moi.  Mais la question doit se poser de savoir ce qu’est un mauvais usage. Dans l’exemple dont part Schopenhauer dans ce texte, il s’agit d’un jeune homme qui a passé outre un interdit qu’il connaissait. Il n’aurait pas dû se trouver dans la maison où on l’a surpris. Certes, si on lui demande ce qu’il fait là et qu’il réponde la vérité, cela se retournera contre lui. Mais on pourrait se dire qu’après tout il n’aurait pas dû se trouver là. A moins qu’il n’estime que l’amour, ou le désir, qu’il éprouve pour la jeune fille est plus important que l’interdit qu’il connaissait. Dans ce cas, il est vrai que c’est discutable : s’il pense que son amour lui donne le droit de braver l’interdit, il peut se sentir en droit de se protéger contre une sanction qu’il estimera injuste. S’il pense que son désir passe avant toute chose, il se donnera aussi le droit de mentir. Mais les deux situations sont tout de même différentes. Dans le premier cas, il s’agit d’un sentiment qui le lie à une personne et qu’il estime être supérieur à certaines conventions sociales. Dans le second cas, il ne s’agirait que de son désir à lui, qu’il placerait au dessus de tout le reste. La première éventualité fait appel à un sens moral différent de la « morale enseignée », mais tout de même à une valeur qui est au-delà du plaisir égoïste. La deuxième éventualité ne fait qu’ériger en valeur ce qui est le désir lui-même. En faisant appel à la notion de « légitime défense », Schopenhauer confond des motivations très différentes. On peut très bien imaginer qu’un truand nie son crime pour se protéger, mais est-ce qu’il pourrait invoquer la « légitime défense » ? Certes, il est attaqué, puisqu'on le soupçonne et qu’on souhaite le punir de son crime. Mais a-t-il le droit moral de se défendre en mentant ? Tout dépend de sa motivation : on peut envisager qu’il ait commis un crime pour faire quelque chose qu’il  estimait être bien.

 

Par exemple voler de l’argent pour le donner aux pauvres,Robin-des-Bois.jpg ou pour se sortir lui-même d’une situation qu’il estimait être injuste. Mais on voit là le danger de ce recours à la notion de justice. N’importe quel acte risquerait d’être justifié. Si un criminel peut s’imaginer qu’il œuvre pour le bien, il se donnera le droit de mentir pour parvenir à ses fins. "La fin justifie les moyens". C’est sans doute à ce danger que la conception kantienne de la morale voulait échapper. Plutôt que de laisser chacun décider, en fonction de ses fins propres, de ce qui est bien et de ce qui est mal, il vaudrait mieux recourir au « moyen infaillible » que constitue, selon Kant,kant.jpg l’exigence du passage à l’universel : si je ne peux vouloir que la maxime de mon action soit érigée en loi universelle, alors c’est que cette maxime est immorale. Je ne peux vouloir que tout le monde mente pour se tirer d’embarras, donc je ne dois pas vouloir mentir pour me tirer d’embarras. Et qu’est-ce que la « légitime défense », sinon le prétexte pour se tirer d’embarras ? Comment éviter que n’importe qui puisse s’emparer de ce prétexte pour mentir ? Schopenhauer se rend bien compte que le droit de mentir risquerait d’entraîner les « pires abus », mais la condition qu’il pose pour écarter ces abus semble bien insuffisante. Qui empêchera le criminel de prétendre qu’il a le droit de se défendre et donc de mentir ? L’exemple choisi par Schopenhauer montre bien que la dérive est très facile. Comment savoir si les intentions du jeune homme en question sont pures ? Comment d’ailleurs le saurait-il lui-même ? Peut-être va-t-il se persuader qu’il aime sincèrement la jeune fille afin de pouvoir se donner le droit de l’approcher et de la séduire malgré l’interdit ? Il va donc se donner le droit de mentir pour se protéger alors que par principe le mensonge est injuste.

Pourtant il est tout aussi évident que l’obligation d’être vérace envers tout homme, prise de façon absolue, ne peut recevoir notre assentiment. Dire la vérité à tous ceux qui la demandent serait risquer de provoquer des événements que notre conscience morale nous demande au contraire d’essayer d’éviter. On se sent tenu de cacher la vérité à celui qui en ferait un usage mauvais, voire indigne. On se sent tenu d’empêcher que quelqu’un de malintentionné ne se serve de la vérité pour parvenir à ses fins. L’exemple que prend Constant dans sa controverse avec Kant est tout à fait parlant : on ne dira pas la vérité à l’assassin qui cherche à savoir où se trouve sa cible. Il ne s’agit pas là de « légitime défense », il s’agit d’éviter le pire.

 

Sauver un innocent vaut la peine de mentir. Par contre se sauver soi-même alors qu’on est coupable ne serait pas une raison valable de mentir. Ce serait même ajouter une deuxième faute à la première. Mais comment savoir alors qu’on a le droit de mentir ? Comment savoir si ce que l’on veut au fond est juste  et mérite que l’on mente pour pouvoir le réaliser ?

 

Il faut bien reconnaître qu’il n’y a pas de formule simple qui nous permette de répondre facilement à cette question. Il est clair que mentir pour obtenir un bénéfice purement personnel est immoral. Mentir pour se protéger alors que l’on est coupable est aussi un mal. Mais mentir pour sauver un innocent, pour préserver une amitié, pour émerveiller un enfant, pour se protéger contre une attaque injuste, c’est un droit et même parfois un devoir. Le critère proposé par Schopenhauer n’est pas satisfaisant, mais au moins a-t-il le mérite de signaler une difficulté morale que l’on ne peut évacuer. Le mensonge n’est pas toujours un mal, dire la vérité n’est pas toujours un bien. Ce qui est moral, c’est au moins de se poser la question de ce qui est bien. C’est en tout cas de ne pas répondre à cette question  en appliquant mécaniquement une règle ou en se prenant soi-même pour le bien suprême. L’amoureux qui s’introduit chez son aimée devrait se poser la question : s’il ment, est-ce par amour, pour faire vivre une relation qui n’a que faire des règles sociales, ou est-ce par pur égoïsme ? Personne d’autre que lui ne peut connaître la réponse, mais il ne peut lui-même espérer la connaître que s’il se pose vraiment la question…

Romeo-et-juliette.jpg

 

 

Pour conclure, nous pouvons affirmer  que l’on a le droit de mentir pour se protéger mais aussi et peut-être surtout pour protéger autrui. Mais à la condition que cette protection soit juste, que nous ne soyons pas complices d’un crime en recourant au mensonge mais que nous essayions d’empêcher un mal pire que le mensonge de se produire, ou que nous songions seulement à faire un peu de bien. Il est vrai que chaque être humain a droit à la vérité, mais il est vrai aussi que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. Cette opposition n’est pas forcément une contradiction, car aucun des deux termes ne peut entièrement s’annuler;  il faut tenter de les maintenir. Parfois ils peuvent s'associer avec le temps : on peut dire après coup une vérité que l'on avait dû cacher, parfois l'un des deux doit s'effacer, tout en se maintenant comme exigence dans notre conscience.

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