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13 mars 2011 7 13 /03 /mars /2011 19:45


On considère généralement qu’il est important de connaître la vérité. C’est-à-dire de se faire une représentation de la réalité qui soit adéquate à cette réalité. Mais comment être sûr que notre représentation est conforme à la réalité ? Ce que nous percevons de la réalité, c’est une « image » qui est subjective. C’est notre façon de nous représenter les choses. Aussi avons-nous besoin de comparer cette représentation à celles des autres. Si nous constatons un accord, c’est que notre représentation est « vraie ». Mais ne se pourrait-il pas que nous soyons tous dans l’erreur ? Peut-on prendre comme critère de la vérité l’accord entre ce nous nous représentons et ce que les autres se représentent ? Et si ce critère est insuffisant, peut-on en trouver un autre qui soit plus pertinent ?
« Chacun de nous est mesure de ce qui est et de ce qui n’est point », c’est ce que fait dire Socrate à Protagoras dans le dialogue de Platon intitulé « Théétète ». Ce qui signifie qu’il n’y a pas une seule vérité mais plusieurs. Voire autant que ce qu’il y a de sujets différents.
 Qu’est-ce que la vérité en effet, si ce n’est l’accord entre une pensée et une réalité ? Mais la réalité ultime n’est jamais donnée telle qu’elle est. Nous connaissons la réalité à travers notre expérience. Or notre expérience est subjective. Et la subjectivité est une sorte de filtre qui ne laisse passer que ce que nous sommes capables de voir. Voilà sûrement ce que voulait dire le grand Sophiste du 5ème siècle avant Jésus-Christ, Protagoras. 
Mais si chacun a une expérience différente, alors le critère de la vérité tend à perdre de sa consistance. Si quelqu’un dit ce qui lui apparaît, il dit forcément la vérité. Il ne peut y avoir de faux, puisque dire le faux ce serait dire quelque chose qui n’existe pas. Or la représentation est bien réelle. A moins qu’on ne mente, c’est-à-dire qu’on ne dise pas ce que l’on pense, on ne peut dire quelque chose de faux. Telle est d’ailleurs la position que semble avoir prise Protagoras.
Mais pouvons-nous vraiment nous passer de ce critère ? Si quelqu’un est victime d’une hallucination et affirme qu’il voit quelque chose que personne d’autre ne voit, nous dirons qu’il ne dit pas la vérité. Non parce qu’il ment, mais parce qu’il est dans l’erreur, dans l’illusion. Il prend ce qu’il perçoit comme une réalité objective. Il y a donc des représentations qui seront considérées comme fausses parce qu’elles ne sont pas partagées par les autres. D’ailleurs, nous fonctionnons tous plus ou moins ainsi. Même le « fou », lorsqu’il n’est plus sous l’emprise de ses hallucinations, peut douter de la vérité de celles-ci en les confrontant à ce que les autres en pensent.
 Il y aurait donc avantage à distinguer trois sortes de réalités.
Tout d’abord la réalité fondamentale, ce qui est là et que nous n’avons pas créé. Ce qui s’impose à nous comme ne pouvant avoir été fabriqué par nous. Appelons-là, pour la différencier des autres, le Réel.
Il y a la réalité subjective, ce que chaque sujet vit et se représente de ce « Réel » à partir de sa propre expérience. Cette réalité subjective peut être perceptive comme imaginaire. Elle est d’ailleurs, la plupart du temps, un mélange des deux.
 Et il y a la réalité objective. Celle qui est reconnue comme existante par un groupe de sujets qui partagent les mêmes structures biologiques et culturelles.
Prenons un exemple : le linguiste Gleason a montré que selon les langues que nous parlons, la vision même des couleurs était différente. En Chona, langue parlée en Zambie, la division du spectre de la lumière visible se fait à partir de trois couleurs fondamentales. Et on arrive à ce paradoxe qu’une même couleur est attribuée à des perceptions qui sont pour nous complètement différentes. Ainsi celui qui parle le Chona verra plus de ressemblance entre ce que nous appelons « bleu » et ce que nous appelons « orange » qu’entre deux nuances de ce que nous appelons « orange ». Gleason en tire la conclusion que la réalité subjective est en elle-même indifférenciée, ou du moins susceptible de plusieurs structurations différentes. La réalité objective des couleurs est « fabriquée » à partir des concepts portés par une langue.
De même, des animaux dotés de capteurs sensoriels différents des nôtres n’ont pas la même vision des couleurs. A supposer qu’ils aient une relation à une réalité « objective », celle-ci sera donc façonnée par leurs réalités subjectives qui diffèrent notablement des nôtres.
La subjectivité n’est pas seulement individuelle, elle est spécifique (selon la constitution biologique de l’espèce) et culturelle (selon les structures linguistiques, les croyances et les savoirs développés par chaque société).
Pour passer de ce qui est vécu dans la subjectivité individuelle à ce qui est reconnu comme vrai, c’est-à-dire comme ayant une valeur objective, il faut donc prendre comme critère l’accord entre les hommes. Je suis dans le « vrai » lorsque ce que je pense est reconnu comme tel par les autres. C’est d’ailleurs ainsi que l’entendait probablement Protagoras, pour revenir à notre point de départ. Car pour lui la sagesse ne consistait pas à parvenir à connaître La Vérité, au sens de la connaissance du Réel, mais d’une part à reconnaître l’existence d’une pluralité de réalités, et donc de vérités, et d’autre part à savoir passer et faire passer d’une vérité à une autre. S’il n’y a en effet que des vérités (entendons : des affirmations conformes aux réalités subjectives de chacun), il y a des vérités qui sont meilleures que d’autres. Et un des critères, sinon le critère principal, permettant d’évaluer une vérité pourrait être justement cette acceptation sociale. Acceptation qu’il ne faudrait d’ailleurs pas assimiler trop rapidement à une soumission à l’esprit du groupe. Car on peut faire passer les individus d’une vérité à une autre en utilisant le discours. Il y a donc une instabilité de la vérité qui correspond à la mobilité de ce que recouvre la notion de réalité objective. Instabilité qui est l’arme décisive contre le conformisme et la propension à solidifier la vérité en la refermant sur une conception figée de la réalité. La réalité est l’enjeu de rapports de forces permanents entre la multiplicité des expériences individuelles et l’indispensable constitution d’un accord intersubjectif, sans lequel l’individu lui-même ne saurait se soutenir dans son originalité. La vérité est essentiellement consensuelle.
Nous avons apparemment répondu à notre question principale : oui, nous pouvons prendre comme critère suffisant de la vérité l’accord entre les hommes. Mais pouvons-nous nous satisfaire de cette réponse ? Elle nous amène à un relativisme qui tend à dissoudre la notion même de vérité. Si le vrai est toujours provisoire et affaire de consensus, alors il n’y a pas de vérité du tout. On songe à ce que Ponce Pilate répondait à Jésus Christ (Evangile selon Saint Jean ; 18,38)… Le relativisme conduit au scepticisme et celui-ci tend à rendre vaine toute quête spirituelle et morale, ce qui ne peut déboucher que sur une forme de nihilisme. Ce qu’exprime bien la phrase célèbre attribuée à Hassan ibn al-Sabbah : « Rien n’est vrai, tout est permis. » A quoi bon chercher la vérité si toute vérité n’est que le résultat d’un consensus provisoire ? Or si l’homme ne peut dédaigner l’accord des autres hommes, il ne peut non plus s’en remettre exclusivement à lui. Mais si nous refusons d’identifier la vérité et l’accord entre les hommes, pouvons-nous proposer un autre critère de celle-ci ?
Nous pourrions prendre comme point d’appui dans notre recherche la notion de réalité objective telle que nous l’avons distinguée à la fois de la réalité subjective et du Réel. Certes, il y a une réalité objective qui est l’ensemble de ce qui est reconnu comme tel par un groupe donné. Et en effet cette réalité peut être influencée par les discours et les images produites à dessein. Mais cette réalité peut être connue de façon plus ou moins approfondie. L’effort de la science ne vise-t-il pas justement à dépasser ce que la réalité objective naïve comporte encore de subjectivité afin de parvenir à une connaissance totalement objective ? Ici ce n’est pas l’accord des hommes qui importe, mais la valeur des raisonnements mis en œuvre. Lorsqu’Eratosthène détermine la valeur de la circonférence terrestre, il le fait seul et son raisonnement va s’imposer à tous les esprits capables de faire le même cheminement. Lorsque Torricelli parvient à peser l’air et lorsque Pascal mesure la variation de la pression atmosphérique au pied et au sommet du Puy de Dôme, c’est également par la force même des procédures utilisées que se fait l’accord des esprits. Comment est-il possible de dépasser le stade purement descriptif de l’expérience pour atteindre sa connaissance objective ? On peut évoquer la méthode scientifique et distinguer ses trois étapes fondamentales : l’observation, l’élaboration d’une hypothèse et le test expérimental d’une conséquence tirée de l’hypothèse. Ainsi Torricelli mesure avec précision la hauteur maximale qu’atteint le niveau de l’eau dans les pompes où on a fait le vide : 10,33 m. Il fait l’hypothèse que c’est le poids de l’air qui en faisant pression sur l’eau fait monter celle-ci. Il en déduit une conséquence testable : le mercure liquide, 13,6 fois plus lourd que l’eau, doit monter 13,6 moins haut, donc à 76 centimètres. Et il en déduit la hauteur que doit atteindre le mercure dans un tube que l’on a renversé dans une cuve : 76 cm. Le résultat confirme l’hypothèse et permet donc de la valider. La pression de l’air devient une vérité scientifique. Mais pour qu’il en soit ainsi, il a fallu que l’on fasse entrer l’expérience sensible dans un cadre objectif. Ce cadre, c’est celui des mathématiques en tant que construction rationnelle. Les mathématiques sont affaire de déduction et de relations logiques. Pour faire entrer l’expérience sensible dans un cadre de cette nature il faut s’attacher à ce qui, dans l’expérience, se prête à cette mathématisation, c’est-à-dire à la quantification. C’est le mérite de Descartes d’avoir pensé cette présence du mesurable dans l’expérience et de l’avoir mise en évidence. Prenant l’exemple d’un morceau de cire, il nous montre que nous pensons l’objet en le comprenant comme un « corps », c’est-à-dire comme une portion de l’espace que l’on peut appréhender de façon géométrique et quantifier. Une affirmation a donc une portée objective lorsqu’elle porte sur cette dimension quantifiable de l’expérience. Ce n’est pas l’accord des hommes qui fonde la vérité, mais au contraire l’évidence de la vérité qui fonde l’accord des hommes. Les hommes voient le Soleil tourner autour de la Terre. Mais leur accord d’abord unanime sur ce mouvement apparent est contredit par l’explication scientifique. La vérité ne naît pas du consensus, elle s’y oppose plutôt. Elle se conquiert contre lui. La vérité est rarement immédiate, elle doit être acquise. Comme le dit Bachelard : « quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit. » (La Formation de l’esprit scientifique ; 1938) Cela ne signifie pas qu’il n’y a de vérité que scientifique, mais que la science témoigne à sa manière de ce que la vérité n’est pas dans ce qui se dit couramment du monde. La réalité objective telle qu’elle est socialement constituée a tendance à réduire la réalité à ce qu’il est convenable et utile d’en dire. Le scientifique, à sa manière, dépasse cette réalité socialement conditionnée pour atteindre une sorte de réalité idéale. Celle-ci ne se confond pas avec le Réel, mais n’a de sens que dans sa tension vers cet inaccessible. Le scientifique, nous dit Einstein, ressemble à un homme qui essaierait de comprendre le mécanisme d’une montre dont le boîtier ne pourrait jamais être ouvert. Il rassemble des observations et se forge des hypothèses sur ce qui pourrait être « derrière » les phénomènes observés. S’il est perspicace, il pourra rendre compte par ses hypothèses de tout un ensemble de phénomènes. Mais il ne pourra jamais être certain que son explication soit la bonne. D’autres explications pourraient être également valables. Pour être sûr d’être dans la vérité absolue, il faudrait être capable de connaître la réalité telle qu’elle est. Mais connaître la réalité telle qu’elle est « en soi » (le Réel) supposerait être en contact avec elle, donc être dans une élaboration de ce que nous recevons d’elle à travers le filtre de notre subjectivité. Il ne pourra non plus jamais être certain que d’autres phénomènes, jusqu’à alors inaperçus, ne viendront pas contredire les explications déjà données. Cette double incertitude marque l’impossibilité radicale d’identifier vérité et connaissance scientifique. Elle signale que même l’accord des scientifiques entre eux ne fait pas la vérité, même s’il en sanctionne les avancées. D’ailleurs la façon même dont les théories nouvelles doivent se battre pour parvenir à se faire entendre et à faire admettre leurs arguments témoigne déjà suffisamment de l’impossibilité d’accepter l’identification de la vérité à ce qui est reconnu comme tel, à un moment donné, par un groupe d’hommes.
On en dirait d’ailleurs autant de la vérité artistique. Si on admet que celle-ci vise à nous montrer ce qui dans la réalité subjective de l’expérience échappe aux banalisations socialement admises, aux conventions perceptives, alors là aussi il faudrait dire que la vérité s’obtient par un travail de dévoilement, par une attention à ce qui est toujours déjà recouvert par nos habitudes et nos tracas. Même lorsque l’art exprime les plus profondes préoccupations d’un peuple, il le fait toujours contre ce que qui dans ce peuple tend à retomber dans l’enclos de l’habitude. Non qu’il s’agisse par principe de heurter les convenances, mais parce qu’il est inhérent à la notion de vérité qu’elle s’oppose au recouvrement.
La réalité subjective renvoie à un Réel que nulle réalité objective ne saurait éluder. « Car autrement on arriverait à cette proposition absurde qu’un phénomène existerait sans qu’il y ait rien qui apparaisse. » (Kant, Préface à la deuxième édition de la Critique de la raison pure, 1787).  Et si la réalité objective est ce qui se soutient de l’accord qu’elle contient et maintient, l’exigence de vérité est ce qui de cet accord entraîne la perte, la défection et la perpétuelle reprise ; telle la tapisserie que Pénélope défaisait à la nuit tombée, de sorte que les prétendants ne pussent jamais parvenir à satisfaire leur prétention. Loin donc que l’accord des hommes soit un critère suffisant de la vérité, il n’en est pas même, à strictement parler, un critère nécessaire. Il y aurait certes une prétention et une présomption intenables à vouloir par principe s’en passer, mais si la vérité fait signe vers ce qui du Réel dans l’expérience creuse sa marque, il serait tout aussi vain de vouloir par la quête de la reconnaissance se mettre à l’abri de ce qu’elle contient de déconcertant. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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