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30 avril 2013 2 30 /04 /avril /2013 16:25

Pourquoi cela semble-t-il impossible ?

 

-           Pour juger quoi que ce soit, il est nécessaire de recourir à des critères sûrs, qui aient une valeur objective. Mais une œuvre d’art est un objet qu’il est très difficile de définir, surtout de nos jours. Ainsi l’artiste Christo est mondialement célèbre pour réaliser des « performances artistiques » qui consistent à emballer des édifices et des monuments connus. Il a réalisé l’emballage du Pont Neuf à Paris,  du Reichstag à Berlin. http://4.bp.blogspot.com/_bbFIsHYCbc0/TDRdN3-C0YI/AAAAAAAAAMc/R6jaikubrJA/s1600/ben.jpgL’artiste Ben lui écrit des petits textes qui sont ensuite reproduits sur des objets d’usage courants : agendas, sacs, stylos… Comment juger de telles œuvres ? Peut-être ne peut-on qu’émettre une opinion subjective : cela plait ou ne plait pas.

-           L’œuvre d’art s’adresse à la subjectivité du spectateur, elle va déclencher en lui des émotions, des sentiments, des pensées. C’est une création subjective qui va venir toucher (ou pas) une autre subjectivité. Est-ce que les états subjectifs que l’œuvre va déclencher sont les mêmes chez tous les spectateurs ? Est-ce que ce sont les mêmes que ceux que l’artiste a ressentis ? Pour juger il faudrait pouvoir comparer ce que l’artiste ressentait et ce que les spectateurs ont ressenti, mais c’est très difficile, voire impossible, car on n’a pas d’accès direct à ce que les êtres humains ressentent et pensent.

-           Pourtant il y a des jugements qui sont portés sur les œuvres, cela ne signifie-t-il pas que le jugement est possible, puisqu’il existe dans la réalité ? Mais s’agit-il de véritables jugements ? Les simples amateurs se contenteront souvent de dire qu’ils aiment ou qu’ils n’aiment pas, ils ne jugent pas l’œuvre, ils expriment leur propre état subjectif. Les « connaisseurs » parleront du contexte historique, des prétendues intentions de l’artiste. Cela aussi reste extérieur à l’œuvre. Et puis il arrive souvent que le soi-disant jugement soit une manière de se situer dans la société. On jugera que telle œuvre est « géniale » parce que sinon on risque de passer pour un inculte. Les effets de mode, l’envie de se distinguer en s’identifiant au groupe de ceux qui apprécient tel ou tel artiste, tout cela fait que le jugement est tout sauf objectif, ce n’est donc pas un jugement véritable.

 

Pourquoi est-il tout de même possible  de juger une œuvre d’art ?

 

-           Il serait faux de dire que la notion d’art est tellement vaste qu’elle en devient indéfinissable. L’œuvre d’art est le résultat d’une création humaine qui a pour but d’exprimer des émotions, des sentiments, des pensées. Mais cette expression est soumise à plusieurs conditions et on peut juger pour déterminer si ces conditions sont remplies ou non. La première condition, c’est que l’œuvre doit permettre la contemplation, elle doit faire en sorte que le spectateur se mette en quelque sorte à distance de ce qui lui est proposé. Le tableau n’est pas le paysage qu’il représente, il s’offre comme une « représentation » du paysage, un signe qui renvoie à autre chose, le paysage « réel » ou « imaginaire », celui qui a été vu ou imaginé par le peintre. La seconde condition est la nécessaire adéquation entre ce qui est l’intention de l’artiste et la manière dont cette intention est réalisée. Enfin, la troisième condition réside dans l’authenticité de l’œuvre : dit-elle quelque chose de vrai, touche-t-elle à ce qui est véritablement vécu, ou n’est-elle qu’un cliché parmi d’autres ? Prenons comme exemple le poème de Verlaine « Chanson d’automne ». La contemplation est présente puisque le poème par nature s’oppose au discours ordinaire. Il demande à être écouté avant même d’être compris. Il se donne comme un objet particulier, qui sort de l’usage habituel du langage, dans lequel on oublie le signe pour ne s’attacher qu’au sens. Mais le sens est là cependant, filtrant entre les mots. Qu’est-ce que ce sens d’ailleurs ? Impossible de le résumer en mots, et pourtant il émane des mots que le poète a écrit. Mais des mots qui composent un objet sonore, chaque syllabe venant s’ajouter aux autres pour créer une atmosphère particulière, faite de mélancolie, de nostalgie, de tristesse amère. Le rythme même de la musique du poème nous entraîne dans cette ambiance plaintive. Et il ne s’agit pas d’une tristesse quelconque, le mot d’ailleurs n’est pas prononcé,  ce sont les images évoquées qui font la force persuasive de ce poème, sa puissance de vérité. Nous aurions pu être à la place de celui qui marche dans le froid, nous pouvons mieux comprendre ce qu’est ce mélange de solitude et de mélancolie qui peut saisir notre âme.

-           Il ne faut donc pas confondre l’intention de l’artiste avec une sorte de message clair et facilement résumable. Si tel était le cas d’ailleurs (comme dans certaines œuvres de propagande), nous jugerions que l’œuvre est artistiquement ratée. L’art exprime l’âme, mais l’âme n’est ni simple ni assimilable à un schéma. C’est pourquoi d’ailleurs l’art est si précieux. Nous le jugeons sur sa capacité à « éveiller l’âme » dit Hegel, et pour l’éveiller, encore faut-il ne pas lui présenter des stéréotypes ou la recouvrir de sensations et d’émotions qui la privent de son pouvoir propre. L’âme est mystérieuse et l’œuvre d’art authentique se doit de respecter ce mystère. Aussi jugeons-nous que tout ce qui se présente comme « artistique » ne l’est pas forcément.

 

-           Le jugement d’une œuvre est donc possible, et on comprend sur quels critères il peut se fonder. Qu’il soit possible ne signifie pas qu’il soit facile et à la portée de n’importe qui. La sensibilité de l’âme se cultive, et c’est justement par la fréquentation des œuvres d’art, par leur comparaison, par les essais de mieux les comprendre que l’on devient plus apte à juger et à sortir de la pure opinion personnelle, qui est d’ailleurs, la plupart du temps, très impersonnelle puisqu’elle se contente d’émettre un avis que l’on peut aisément retrouver partout : « j’aime » ou « Je n’aime pas »…

 

 

 

Si on prend comme exemple le Pont Neuf emballé par Christo, peut-on juger que ces conditions sont remplies ? Y a-t-il contemplation ? D’une certaine manière oui car ce pont qui était avant tout un élément architectural s’inscrivant dans une finalité utilitaire (permettre le passage d’une rive à l’autre) sera enlevé à l’usage commun et mis en scène pour un regard contemplatif : on ne peut plus passer sur le pont, on ne peut que le contempler, ce n’est plus, d’une certaine manière, un « pont », c’est autre chose. Mais quoi ? Ici intervient le second critère : l’accord entre l’intention et la manière dont cette intention est réalisée. Mais comment connaître cette intention ? Il n’ehttp://stephan.barron.free.fr/technoromantisme/images/christo_pont_neuf.jpgst pas sûr que l’artiste veuille la révéler. Il n’est même pas sûr qu’il puisse l’exprimer par le langage ordinaire. Et peut-être qu’aussi bien cette « intention » n’est pas  dicible. Enfin, il est même douteux qu’il y ait eu une intention. Il faut donc se tourner vers notre propre subjectivité et se demander : que ressentons-nous ? « Rien du tout » répondront certains. Mais insistons : il y avait là un pont, le plus vieux pont de Paris, et il est toujours là ; mais caché. Or, il devient d’une certaine manière d’autant plus visible qu’il est caché. Comme un objet précieux, un cadeau, qui est mis en évidence justement parce qu’on ne le voit pas. Il y a là comme une attente, une attention d’autant plus forte que ce que nous voulons voir est dissimulé. Peut-être que Christo veut nous mettre devant ce paradoxe : c’est le fait de dissimuler qui attise notre attention. Peut-être a-t-il eu cette pensée : on ne voit bien les choses que lorsqu’on a été d’abord privé de leur évidence immédiate. Et puis il y a cette apparence nouvelle, ces plis de tissu qui reçoivent la lumière et la diffusent autrement, comme un somptueux vêtement. C’est un drapé qui installe une beauté singulière, comme un habit de fête. Le Pont Neuf devient personnage. L’intention est peut-être ici : que savons-nous des choses, et de ces choses à la fois banales et chargés d’histoire, qui recèlent tant de mystères ? Ne serait-ce pas leur faire honneur que de les vêtir ? Ne serait-ce pas les rendre au regard que les dissimuler un moment ? Il nous faudrait savoir si Christo a véritablement eu l’intention de nous faire penser et de nous faire ressentir ce que nous venons d’esquisser. Peut-être que non. Mais nous pouvons juger que si telle a été son intention, alors il a réussi à nous la transmettre. Il n’a pas peinturluré le Pont Neuf, il ne l’a pas exhibé dans une modification de ces formes, il l’a caché pour que nous puissions changer notre manière de le considérer et au-delà, de considérer les choses. Est-ce là un message authentique ? Certes, nous pouvons ressentir en nous les vertiges de ce paradoxe si humain : notre vision est perpétuellement en danger de banalisation, notre âme s’endort devant les apparences. Nous ne sommes en éveil, très souvent, que lorsque nous prenons conscience qu’il y a un obstacle, une dissimulation, un recouvrement. Bref, nous pouvons juger que l’œuvre de Christo est réussie, et cela d’un jugement objectif, qui donne ses raisons et peut les faire partager.

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commentaires

L
http://m.radio-canada.ca/nouvelles/arts_et_spectacles/2014/09/26/005-art-invisible-satirique.shtml
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C
<br /> <br /> Merci pour l'information. Effectivement, c'était assez invraisemblable pour paraître vrai...<br /> <br /> <br /> <br />
L
http://www.cbc.ca/thisisthat/blog/2014/09/23/new-york-artist-creates-art-that-is-invisible/<br /> <br /> Ce faux article pourrait commencer un débat intéressant sur l'art en général, et l'état de l'art aujourd'hui.
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C
<br /> <br /> Article très intéressant, en effet, mais pourquoi dites-vous qu'il est faux ?<br /> <br /> <br /> <br />

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