Blog destiné en priorité à mes élèves , mais je serais heureux de le partager avec tous ceux qui s'intéressent à la philosophie. On y trouvera des cours, des documents, des corrigés. Attention, il est formellement déconseillé de faire du copier-coller s'il s'agit de faire un devoir ! Par contre, on peut utiliser librement tout le contenu, surtout si on est élève ! Les commentaires sont les bienvenus.
Si la vérité est l'accord de la pensée et de la réalité, connaître la vérité, ce serait connaître la réalité telle qu'elle est.
Mais à ce projet s'oppose notre subjectivité. Car nous connaissons la réalité à travers l'expérience que nous en avons. Or, cette expérience est subjective. Nous ne connaissons donc pas la réalité telle qu'elle est mais telle que notre expérience nous permet de la connaître.
L'expression que l'on entend assez souvent le dit bien "A chacun sa vérité"...
Pourtant l'expérience de la vie en société montre que nous avons une certaine entente de ce qu'est la réalité. Nous nous accordons de façon générale sur ce qui est réel et sur ce qui ne l'est pas (l'imaginaire, le rêve...).
Mais cet accord est un accord portant la marque de la subjectivité de l'espèce et du groupe social dont nous faisons partie. La subjectivité n'est pas forcément individuelle, elle est ce qui relève d'un sujet particulier. L'espèce et la culture sont de l'ordre de la subjectivité.
Si notre vie quotidienne se meut dans ce cadre subjectif, on constate aussi un effort pour dépasser ce cadre et accéder à une connaissance objective. Cet effort prend la forme de la science.
Comment la science peut-elle prétendre atteindre une connaissance objective ?
La science est-elle réellement capable de nous donner La Vérité ?
1) Comment la science parvient-elle à nous donner une connaissance objective ?
A) L'exemple des couleurs.
Dans l'attitude naïve qui est la nôtre au quotidien, nous pensons que les qualités que nous attribuons aux objets existent véritablement dans ces objets. Ainsi nous
pensons que ce crayon est rouge puisque nous le voyons rouge.
Mais la couleur est une qualité éminemment subjective puisqu'elle varie selon le sujet qui la perçoit.
Un animal autre que l'homme ne verra pas l'objet de la même manière, il ne sera pas sensible aux mêmes couleurs.
Un individu ne percevra pas les couleurs de la même manière qu'un autre.
La langue que nous parlons ne nous fera pas classer les couleurs de la même manière.
L'étude comparative de Gleason sur la manière dont trois langues différentes classent les couleurs nous le montre bien.
français |
indigo |
bleu |
vert |
jaune |
orange |
rouge |
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chona |
cipswuka |
citema |
cicena |
cipswuka |
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bassa |
hui |
ziza |
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La méthode scientifique s’appuie sur la mesure. Ainsi les couleurs du spectre visible sont référées à des longueurs d’onde différentes.
On
constate que l’œil humain est sensible à des longueurs d’onde comprises entre 400 et 750 nanomètres. Ainsi ce que nous appelons « rouge » correspond à une longueur d’onde qui se situe
entre 625 et 740 nm.
Ce qui est objectif, c’est cette longueur d’onde. Ce qui est subjectif, c’est la manière dont nous vivons l’expérience de la couleur.
De même, la notion de température est une notion qui se prête à la mesure. On peut mesurer la température de l’eau dans un récipient, et sortir ainsi de la subjectivité. Pour l’un, une température de 20° sera chaude, pour un autre, elle sera froide. Pour l’observation scientifique, elle est de 20°.
Notons donc que si la démarche scientifique suppose la mesure, elle ne peut concerner que les choses qui se prêtent à la mesure. Les émotions, les sentiments, les pensées ne se laissent pas mesurer (on peut mesurer certains de leurs effets corporels, mais pas leur réalité propre). De même des notions comme celle de « Dieu » ou celle de « l’âme » ne se prêtent pas à une approche quantitative.
B) L’exemple de la mesure de la circonférence terrestre.
Contrairement à ce que l’on croit souvent, la forme sphérique de la Terre n’est pas une découverte de la « Renaissance », ni du 17ème siècle.
La forme sphérique de la Terre était admise depuis l’Antiquité. Un philosophe grec, Aristarque de Samos, avait même proposé au 3ème siècle avant Jésus-Christ, un système héliocentrique (le soleil est au centre et la Terre tourne autour ainsi que sur elle-même).
Et un savant
alexandrin, Eratosthène, était même parvenu, au 3ème siècle avant Jésus Christ, à calculer sa circonférence.
Il remarque qu’à Syène, le jour du solstice d’été, le soleil éclaire totalement le fond d’un puits à midi.
Il mesure au même moment l’angle fait par un baton planté en terre à Alexandrie. Cet angle est de 7°12’. Eratosthène fait l’hypothèse que vu la grande distance entre la Terre et le Soleil, on peut considérer que les rayons de celui-ci sont parallèles. Selon le théorème de Thalès établissant l’égalité des angles alternes-internes, les 2 angles i sont égaux.
L’angle correspondant à l’arc de cercle Alexandrie-Syène est donc de 7°12’. On a donc le rapport suivant :
360°/7,12' = Circonférence terrestre/distance Alexandrie-Syène.
Ce qui donne 50 = circonférence terrestre/distance Alexandrie-Syène.
Ce qui peut s’écrire : circonférence terrestre = 50 x distance Alexandrie-Syène.
Il reste donc à connaître la distance entre Alexandrie et Syène. Celle-ci est calculée à partir de la mesure effectuée par un bématiste (compteur de pas) et donne 5000 stades.
Un stade vaut 157,5 mètres.
Donc, la distance entre Alexandrie et Syène est de 787,5 km.
La circonférence de la Terre peut donc être calculée : elle est de 50 x 787, 5 km, soit 39375 km.
Ce qui est très proche de la valeur actuellement retenue : 40075,02 km
Que retirer comme enseignement de cet exemple ?
Eratosthène a pu découvrir une vérité en procédant à une lecture rationnelle de l’expérience. Il a inscrit l’expérience sensible dans un schéma mathématique et a procédé aux mesures lui permettant de découvrir ce qui n’était pas directement apparent.
C) L’exemple de la pesée de l’air par Torricelli et de celui de la mesure de la pression atmosphérique par Pascal.
Dans la ville italienne de Florence, les fontainiers se sont aperçus que l’eau ne montait pas à plus de 10,33 m dans les pompes où on a fait le vide. Si l’eau monte lorsqu’on fait le vide, c’est parce que, croyait-on, « la nature a horreur du vide ». Or si elle ne monte pas à plus de 10,33 m, cela voudrait dire qu’il y a bien du vide, et que la nature ne l’a pas en horreur…
Torricelli reprend une
idée de Baliani, savant italien ami de Galilée qui écrit dans une lettre à ce dernier :
"J'étais parvenu à l'idée suivant laquelle il n'y a pas de répugnance dans la nature des choses à ce que le vide se fasse.(…) Nous sommes au fond de l'immensité (de l'air) et ne ressentons ni son poids ni la compression qu'il exerce de tous côtés sur nous, car notre corps a été fait par Dieu de manière telle qu'il puisse résister à cette compression. (Ce poids), qui doit être très grand, n'est cependant pas infini : il est donc déterminé. Avec une force de proportion convenable, on devrait pouvoir le dépasser et provoquer ainsi le vide. Celui qui voudrait trouver cette proportion devrait connaître la hauteur de l'air et son poids aux différentes hauteurs". Lettre de Baliani à Galilée d’octobre 1630.
Il en déduit que le mercure, qui est 13,6 fois plus dense que l’eau devrait monter dans un tube à la hauteur de 1033 cm/13,6 = 76 cm.
L’expérience est réalisée en 1644 par Viviani et confirme le résultat calculé par Torricelli.
Pascal ira plus loin en mesurant pour la première la « pression atmosphérique ». Si cette pression existe, elle doit être moindre au sommet d’une montagne qu’à sa base.
L’expérience est réalisée le 19 septembre 1648 , au pied et au sommet du Puy de Dôme (1465 m) et confirme le résultat prévu par Pascal.
2) La critique de la science et la réfutation du scientisme.
Critiquer ne veut pas dire ici faire des reproches, encore moins dénigrer, mais plutôt examiner, distinguer, évaluer.
Quelle est la valeur de la science du point de vue de sa prétention à la vérité ?
La science moderne prétend atteindre une vérité en alliant raison et expérience. La raison fournit la structure mathématique, géométrique et arithmétique, l’expérience fournit le test permettant de valider la structure.
Ainsi on distingue 3 étapes de la méthode expérimentale :
1) Observation et mesure.
2) Formulation d’une hypothèse.
3) Test d’une conséquence tirée de l’hypothèse.
Mais pour observer et formuler une hypothèse sous forme mathématique, il faut recourir à la mesure. Il faut donc passer de l’expérience « naïve » à l’expérience scientifique.
Cette transformation ne va pas de soi, elle n’est pas « neutre ».
Elle suppose un acte, et donc une décision : faire abstraction de ce qui dans l’objet n’est pas mesurable, ne conserver que ce qui se prête à la mesure.
On voit bien, dans la célèbre analyse que donne Descartes du « morceau de cire », ce que cet acte suppose de volonté de ne garder de l’objet que ce qui demeure au-delà des changements d’états : la substance matérielle qui se prête à la mesure.
"Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n’entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d’ordinaire plus confuses, mais de quelqu’un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche : il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent faire distinctement connaître un corps se rencontrent en celui-ci.
Mais voici que, cependant que je parle, on l’approche du feu : ce qui y restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne rendra aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu’elle demeure et personne ne le peut nier. Qu’est-ce donc que l’on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j’y ai remarqué par l’entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l’odorat, ou la vue, ou l’attouchement ou l’ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n’était pas ni cette douceur de miel, ni cette agréable odeur de fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d’autres. Mais qu’est-ce, précisément parlant, que j’imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-là attentivement, et éloignant toutes les choses qui n’appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d’étendu, de flexible et de muable. Or, qu’est-ce que cela : flexible et muable ? N’est-ce pas que j’imagine que cette cire, étant ronde, est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n’est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j’ai de la cire ne s’accomplit pas par la faculté d’imaginer.
Qu’est-ce donc maintenant que cette extension ? N’est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c’est que la cire, si je ne pensais qu’elle est capable de recevoir plus de variétés selon l’extension, que je n’en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d’accord, que je ne saurais pas même concevoir par l’imagination ce que c’est que cette cire, et qu’il n’y a que mon entendement seul qui le conçoive ; je
dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général il est encore plus évident. Or quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par l’entendement ou par l’esprit ? Certes c’est la même que je vois, que je touche, que j’imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit n’est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l’a jamais été, quoiqu’il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elles, et dont elle est composée."
Descartes ; Méditations métaphysiques, seconde méditation « De la nature de l’esprit humain et qu’il est plus aisé à connaître que le corps » ; 1641.
Ce que Galilée exprimait de cette manière :
« Le livre de la philosophie [c’est-à-dire de la physique] est celui qui est perpétuellement ouvert devant nos yeux ; mais comme il est
écrit en des caractères différents de ceux de notre alphabet, il ne peut être lu de tout le
monde ; les caractères de ce livre ne sont autres que triangles, carrés, cercles, sphères, cônes et autres figures mathématiques, parfaitement appropriés à telle lecture. » Lettre à Fortunio Liceti, janvier 1641.
Le noyau objectif que Descartes identifie dans le morceau de cire, c’est ce qui se présente comme inscrit dans l’expérience sensible et comme le support invariant de celle-ci. Il y a donc encore pour Descartes une certaine continuité entre l’objet « objectif » de la connaissance scientifique et l’objet « subjectif » de l’expérience concrète.
Cette continuité sera progressivement remise en question par le progrès scientifique qui partant bien de l’objet de l’expérience concrète, finit par lui substituer un nouvel objet qui n’a plus grand-chose à voir avec le premier.
Le danger est de considérer que ce nouvel objet est le seul réel, alors qu’il est issu de l’objet « concret » par un effort d’abstraction et d’imagination qui est constitutif de la réalité scientifique. On croit que l’objet scientifique est le seul qui soit objectif, alors que son objectivité est elle-aussi construite par la subjectivité du chercheur.
La science vise bien à une vérité : expliquer le comportement des objets en les réduisant à leurs dimensions mesurables et en mettant en relation, sous forme de lois, ces dimensions. La loi permet de calculer et donc de prévoir, la théorie permet de comprendre la structure de l’objet en pensant ensemble ses diverses dimensions. Mais elle confronte sa représentation de l’objet à d’autres représentations qui sont présentes dans l’expérimentation. Elle se meut donc dans une réalité objective qui n’est pas le Réel au sens absolu, mais une des formes de la réalité.
Reprenons notre propos en définissant les termes qui permettent d’en préciser le sens.
Le Réel pourait être défini comme ce qui existe indépendamment de la connaissance.
La réalité serait alors ce qui existe dans l’intersubjectivité, ce qui s’oppose donc à la fantaisie individuelle, mais qui se construit par la triple intervention de la sensibilité, de l’imagination et de la raison.
Il n’y a donc de réalité que par une subjectivité qui la vise dans des actes de conscience.
Et il y a une pluralité de réalités selon la nature de l’objet visé et selon les manières de se rapporter à lui.
Le scientisme est cette idéologie qui prétend faire de la science le seul accès au Réel, la seule réalité.
Il identifie le Réel et l’objet scientifique. Oubliant que le Réel peut s’appréhender de diverses manières. Et qu’il n’y a de vérité que dans un rapport entre une représentation et une réalité donnée à travers des actes de conscience qui la constitue en réalité.
Un exemple de ce scientisme nous est présenté dans le propos du scientifique Eddington :
Eddington (1882-1944). « La nature du monde physique » :
"Eddington commence en confiant à ses lecteurs que, quand il s’installa pour écrire son livre, il avança ses deux fauteuils vers ses deux tables : et il poursuit en exposant les différences entre les tables : « l’une d’elles m’a été familière dès mon plus jeune âge(…). Elle est étendue, elle a une relative permanence ; elle est colorée ; et surtout elle est substantielle (…). La table n° 2 est ma table scientifique. Elle (…) est composée essentiellement de vide. Dispersées avec parcimonie dans ce vide se trouve de nombreuses charges électriques qui se meuvent à grande vitesse ; mais leur masse compacte occuperaient moins d’un milliardième du volume de la table elle-même. Néanmoins elle supporte le papier sur lequel j’écris d’une façon aussi satisfaisante que la table n° 1 ; car, quand je pose le papier sur elle, les petites particules électriques, animées d’une très grande vitesse, la soutiennent par dessous, de sorte que le papier est maintenant à un niveau pour ainsi dire constant à la façon d’un volant… Il y a une différence essentielle qui est la suivante : le papier devant moi plane-t-il comme s’il était sur un essaim de mouches(…) ou est-il soutenu parce qu’il y a sous lui une substance, la nature intime d’une substance consistant à occuper un espace dont tout autre substance est exclue (…) ? Je n’ai pas besoin de vous dire que la physique moderne m’a, par des épreuves délicates et par une logique impeccable, convaincu que ma seconde table, la table scientifique, est la seule qui soit là réellement (…) En revanche, je n’ai pas besoin de vous dire que la physique moderne ne réussira jamais à exorciser la première table – étrange mélange de nature extérieure, d’images mentales et de préjugés hérités – car elle est là, visible aux yeux et sensible au toucher. »
Hempel, Eléments d’épistémologie, 1966. (Philosophy of Natural Science).
A quoi il faut répondre que la table n°1 et la table n°2 sont deux réalités, et que la table n°2 est issue de la table n°1. Il y a une antériorité à la fois chronologique et ontologique de la table n°1, c’est-à-dire de l’expérience dans laquelle se donnent fondamentalement les objets.
Ce que montrent bien les philosophes qui en s'inspirant de la Phénoménologie de Husserl, s'attachent à décrire les fondements de notre présence au monde : Heidegger
et Henry.
"Autre exemple : le physicien et astronome anglais Eddington, parlant de sa table, dit que toute chose de cette sorte, table, chaise, etc., a un sosie, un double. La table n° 1 est la table connue depuis l’enfance. La table n° 2 est la table « scientifique ». Cette table scientifique, c’est-à-dire la table que la science détermine dans sa choséité, ne se compose pas de bois, mais se compose pour la plus grande part d’espace vide ; dans ce vide sont semées ça et là des charges électriques qui vont et viennent brusquement à grande vitesse. Quelle est donc la vraie table ? La table n° 1 ou la table n° 2 ? Ou bien sont-elles vraies l’une et l’autre ? Au sens de quelle vérité ? Quelle vérité médiatise entre elles deux ? Il faut donc qu’il y ait une troisième vérité, par rapport à laquelle la table n° 1 et la table n° 2 sont vraies chacune à sa manière, et représentent des variantes de la vérité."
Heidegger ;
Qu’est-ce qu’une chose ?, 1935-36.
"Les déterminations géométriques auxquelles la science galiléenne tente de réduire l’être des choses sont des idéalités. Celles-ci, loin de pouvoir rendre compte du monde sensible, subjectif et relatif dans lequel se déroule notre activité quotidienne, se réfèrent nécessairement à ce monde de la vie, c’est seulement par rapport à lui qu’elles ont un sens, c’est sur le sol incontournable de ce monde qu’elles sont construites. (…)
D’autre part, en tant qu’idéalités, les déterminations géométriques et mathématiques dont font usage les sciences de la nature supposent l’opération subjective qui les produit et sans laquelle elles ne seraient pas : il n’y a dans la nature ni nombre ni calcul, ni addition ni soustraction, ni droite ni courbe : ce sont là des significations idéales qui trouvent leur origine absolue dans la conscience qui les crée au sens strict du mot et qu’on doit appeler à leur égard une conscience transcendantale. Si donc les idéalisations géométriques et mathématiques proviennent de la subjectivité c’est que, loin de réduire celle-ci à n’être qu’une apparence, le monde de la science trouve au contraire en elle le principe qui l’engendre continuellement comme la condition permanente de sa propre possibilité.
Dans la mesure enfin où le monde de l’esprit, avec ses lois et ses créations propres, repose, semble-t-il, sur une nature, sur une corporéité humaine ou animale, cette nature n’est précisément pas le monde de la science avec ses idéalités abstraites, c’est celui de la vie – un monde auquel il n’est d’accès qu’à l’intérieur d’une sensibilité telle que la nôtre et qui ne se donne jamais à nous qu’à travers le jeu sans fin de ses apparitions subjectives constamment changeantes et renouvelées. L’illusion de Galilée comme de tous ceux qui, à sa suite, considèrent la science comme un savoir absolu, ce fut justement d’avoir pris le monde mathématique et géométrique, destiné à fournir une connaissance univoque du monde réel, pour ce monde réel lui-même, ce monde que nous ne pouvons qu’intuitionner et éprouver dans les modes concrets de notre vie subjective.
Or cette vie subjective ne crée pas seulement les idéalités et les abstractions de la science (comme de notre pensée conceptuelle en général), elle donne d’abord forme à ce monde de la vie au milieu duquel se déroule notre existence concrète. Car une réalité aussi simple qu’un cube ou qu’une maison n’est pas une chose qui existe hors de nous et sans nous, en quelque sorte par elle-même, comme le substrat de ses qualités. Elle n’est ce qu’elle est que grâce à une activité complexe de la perception qui pose, au-delà de la succession des données sensibles que nous en avons, le cube ou la maison comme un pôle identique idéal auquel se réfèrent toutes ces apparitions subjectives. "
Michel Henry ; La Barbarie, 1987.
On peut donc répondre à Eddington que la table n°2 également est une construction imaginaire (même si cette construction se déploie dans le cadre des règles de l’objectivité scientifique), et non pas la table réelle. Comme le montre bien Einstein, la physique n’a pas affaire au Réel, mais à la réalité qu’elle construit :
"Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement
déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il
voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra
responsable de ce tout qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le
mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances
s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra ainsi croire à l’existence d’une
limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective."
Einstein et Infeld : L’évolution des idées en physique. 1936.
La réalité est donc forcément subjective, et l’objectivité n’est qu’une modalité de cette subjectivité fondamentale. Cette réalité fait signe vers un Réel qui lui donne tout son sens, mais elle ne peut prétendre se confondre avec lui.