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15 avril 2011 5 15 /04 /avril /2011 19:12

 

 

Le Texte à expliquer :

 

 

Locke
Où est l’homme qui a des preuves incontestables de la vérité de tout ce qu’il soutient, ou de la fausseté de tout ce qu’il condamne, ou qui peut dire qu’il a examiné à fond toutes ses opinions, ou toutes celles des autres hommes ? La néce
 ssité où nous nous trouvons de croire sans connaissance, et souvent même sur de fort légers fondements, dans cet état passager d’a ction et d’aveuglement où nous vivons sur la Terre, cette nécessité, dis-je, devrait nous rendre plus soigneux de nous instruire nous-mêmes, que de contraindre les autres à adopter nos façons de voir. Du moins ceux qui n’ont pas examiné parfaitement et à fond toutes leurs opinions, doivent avouer qu’ils ne sont point en état de les prescrire aux autres, et qu’ils agissent visiblement contre la raison en imposant à d’autres hommes la nécessité de croire comme une vérité ce qu’ils n’ont pas examiné eux-mêmes, n’ayant pas pesé les raisons de probabilité sur lesquelles ils devraient le recevoir ou le rejeter. Pour ceux qui sont entrés sincèrement dans cet examen, et qui par là se sont mis au-dessus de tout doute à l’égard des doctrines qu’ils professent, et sur les quelles ils règlent leur conduite, ils pourraient avoir un plus juste prétexte d’exiger que les autres se soumettent à eux. Mais ceux-là sont en si petit nombre, et ils trouvent si peu de raison d’être décisifs dans leurs opinions, qu’on ne doit s’attendre à rien d’insolent et d’impérieux de leur part. Et l’on a raison de croire que, si les hommes étaient mieux instruits eux-mêmes, ils seraient moins tentés d’imposer aux autres leurs propres manières de voir.


John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain ; 1690.

 

Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d'abord étudié dans son ensemble. 

 

1)      Quelle est l’idée centrale du texte et quelles sont les étapes par lesquelles l’auteur la justifie ?

2)      Expliquez de manière plus précise les passages suivants :

  • « La nécessité où nous nous trouvons de croire sans connaissance »
  • « n’ayant pas pesé les raisons de probabilité sur lesquelles ils devraient le recevoir ou le rejeter »
  •  « trouvent si peu de raison d’être décisifs dans leurs opinions »

3)      Seriez-vous d’accord avec l’auteur pour dire que plus on est instruit et moins on est tenté de vouloir imposer ses opinions ?

 

 

 

 

Le "corrigé" de l’explication du texte de Locke.

 

 

Dans ce texte de Locke, il est question de la vérité et de la prétention qu’ont certains hommes, la plupart en fait, à vouloir imposer aux autres leur façon de penser. Le philosophe anglais remet en question cette prétention en s’appuyant sur des arguments solides. Nous allons essayer de les mettre en lumière afin de mieux comprendre le sens de ce texte, puis nous discuterons de la valeur de la thèse qui est défendue.

 

Commençons par diviser ce texte en autant de parties qu’il y a d’étapes dans le raisonnement.

Tout d’abord, du début du texte jusqu’à « nos façons de voir » (ligne 6), l’auteur pose une question qui soulève un problème philosophique majeur, celui de notre capacité à atteindre la vérité. Locke demande « où se trouve l’homme qui a des preuves incontestables de la vérité de tout ce qu’il soutient ? ». Question rhétorique : il n’y a pas un tel homme. Pourtant les hommes sont souvent très sûrs d’eux, de la vérité de ce qu’ils pensent. La plupart d’entre-nous sommes persuadés de détenir des vérités. Mais qu’est-ce que la vérité ? La vérité, ce serait une pensée en accord avec la réalité. Une connaissance de la réalité. Or nous pouvons croire détenir la vérité et pourtant nous tromper. Cela s’appelle l’erreur. Pour éviter l’erreur, il nous faut faire attention à ce que nous pensons, à ce que nous croyons. Nos croyances doivent être soumises à un examen rationnel. C’est en effet le rôle de la raison de critiquer les croyances et de discerner celles qui sont fondées et celles qui ne le sont pas. Les fondements sont les preuves. Encore y a-t-il plusieurs sortes de preuves. Ce pourquoi sans doute Locke parle de preuves « incontestables ». Nous pouvons croire quelque chose parce que nous l’avons entendu dire. La preuve que c’est vrai, c’est que je l’ai lu dans le journal, que je l’ai vu à la télévision, ou que j’ai regardé une vidéo sur internet. Voilà ce que l’on peut entendre lorsqu’on demande à quelqu’un de justifier ce qu’il avance. Mais un simple examen critique montrerait que ce ne sont pas des preuves « incontestables », puisque l’on peut douter de la fiabilité de ce qui a été vu ou entendu. Ce qui vient d’autrui est douteux, incertain. Il est difficile de connaître la réalité telle qu’elle est, il est difficile de savoir la vérité. Or les hommes parlent souvent sans savoir, sur la base de simples croyances. Aussi le philosophe anglais semble vouloir nous montrer que nous sommes bien légers en agissant ainsi. Il continue en en précisant davantage sa question. « Où est l’homme qui a des preuves incontestables(…) de la fausseté de tout ce qu’il condamne ? ». Précision importante car nous sommes souvent prompts à dénigrer, à condamner, à juger que ce que l’on nous dit est faux. Cela heurte nos opinions, nous certitudes, nos préjugés, alors nous disons que c’est faux. Comme ça, nous n’y pensons plus, nous ne nous remettons pas en question. Et enfin Locke termine cet appel à une prise de conscience par une question toute rhétorique encore mais qui met chacun devant sa conscience : « qui peut dire qu’il a examiné à fond toutes ses opinions, ou toutes celles des autres hommes ? ». Or faute d’examen, on ne peut prétendre porter de jugement fiable. Une opinion n’est pas un savoir, c’est juste une pensée à laquelle on peut croire plus ou moins mais cette croyance ne permet pas de l’affirmer avec conviction. On remarquera aussi que Locke insiste sur la prétention à tout savoir ou à tout avoir examiné : « de tout ce qu’il soutient », « la fausseté de tout ce qu’il condamne », « examiné à fond toutes ses opinions » « toutes celles des autres hommes ». Cette insistance laisse entendre que l’on peut être éventuellement certain de certaines affirmations, ou avoir procédé à un examen de certains sujets, mais qu’il serait vain de prétendre à l’exhaustivité.

Le champ de la croyance est plus vaste que celui de la certitude et même que celui de l’examen. Il y a un débordement naturel de la croyance. Faudrait-il alors combattre ce débordement et ne se prononcer que là où il y eu une vérification totalement satisfaisante des énoncés ? Une sorte de cure d’austérité qui nous empêcherait de juger là où nous n’avons pas les moyens d’atteindre la certitude. Mais le but de Locke n’est pas seulement d’interpeller ici le lecteur sur sa prétention à connaître la vérité. Il est plutôt de nous mettre devant notre situation réelle : nous sommes obligés de croire en certaines affirmations. Il y a là une situation de fait qui est d’une certaine manière indépassable. « La nécessité où nous trouvons de croire sans connaissance » justifie nos croyances. Nous ne pouvons pas ne pas croire puisque nous avons besoin de nous faire une représentation de la réalité et de porter des jugements sur celle-ci. Et l’auteur d’ajouter que nous croyons « souvent même sur de fort légers fondements ». C’est-à-dire sans preuves suffisantes. Nous croyons bien au-delà de ce que nous pouvons justifier. Par exemple nous croyons qu’en mangeant du pain, cela va nous nourrir. Mais suis-je sûr que ce que je crois être un morceau de pain est bien du pain ? L’expérience m’apprend bien que certains effets suivent de certaines circonstances : les corps tombent, le feu brûle, le jour succède à la nuit. Mais cette expérience est forcément limitée. Je n’ai que très peu d’expériences directes. Je dois donc me fier à ce que les autres disent, à l’expérience accumulée par des générations. Mais il arrive que cette expérience ne soit pas fiable. Les hommes ont vu pendant des milliers d’années le soleil se déplacer dans le ciel, et tout le monde a cru pendant longtemps que la terre était immobile et que le soleil tournait autour. Locke parle de notre situation en termes assez étranges : « cet état d’action et d’aveuglement où nous vivons sur la Terre ». Essayons d’expliquer les caractéristiques de cette situation. « Un état d’action » : sans doute Locke veut-il indiquer par là que nous sommes contraints d’agir avant de pouvoir connaître. Et, comme nous l’avons dit, l’action humaine suppose de construire une certaine représentation du monde, de porter certains jugements. Nous ne pouvons pas attendre de savoir ce qu’est la réalité en elle-même, nous devons agir sur elle en nous fiant à nos représentations. Mais alors pourquoi parler d’ « aveuglement » ? Il ne peut s’agir ici que d’un aveuglement relatif. Nous ne sommes pas complètement aveugles, puisque nous avons des représentations de ce qui nous entoure. Mais nous ne voyons pas les choses telles qu’elles sont, nous ne les voyons que telles qu’elles nous apparaissent. Il nous faut donc agir à partir de représentations partielles et relatives. Arrivés à ce stade de la lecture, nous pourrions croire que le philosophe anglais va opter pour une conclusion sceptique. Puisque nous ne savons rien de certain, puisque nous sommes obligés de croire pour agir, nous devrions nous défier de tout et ne rien tenir pour absolument vrai. Mais telle n’est pas la suite de la démarche de Locke. Il ne s’agit pas pour lui de ne rien croire (ce serait d’ailleurs suicidaire sur un plan pratique) ni de renoncer au savoir. Au contraire, cette « nécessité devrait nous rendre plus soigneux de nous instruire nous-mêmes, que de contraindre les autres à adopter nos façons de voir ». Telle est la conséquence que souhaite tirer Locke de cette rapide analyse de notre situation. Nous devrions reconnaître que nous sommes obligés de croire mais que rien ne nous oblige à vouloir imposer aux autres ce qui n’est que « façons de voir ». Nous sommes obligés de commencer par croire, mais rien ne nous oblige à renoncer à nous instruire. Autrement dit, ce que dénonce Locke, c’est cette alliance de la paresse intellectuelle et de l’intolérance. Nous n’avons que trop tendance à vouloir confondre nos opinions avec des connaissances, et à vouloir que tout le monde les soutienne. Car si tout le monde adoptait nos vues, nous serions confortés dans nos pseudo-certitudes et nous n’aurions pas à les remettre en question. On peut penser ici à la mauvaise foi de Cremonini, ce savant italien qui refusait de discuter avec Galilée et même de regarder dans sa lunette au motif que cela « lui brouillerait la tête ». Ainsi, le problème de l’insuffisance de nos connaissances reçoit un éclairage nouveau. Nous pouvons réagir au manque de connaissances par une sorte de déni de la réalité et affirmer de façon d’autant plus péremptoire nos opinions que nous sommes incapables, au fond, de les justifier. C’est la voie que critique Locke. Mais nous pouvons aussi reconnaître avec humilité l’insuffisance de notre savoir, reconnaître notre « aveuglement » et notre besoin de croyances, et en tirer la double conséquence que nous devons être indulgents et tolérants envers les autres et exigeants envers nous-mêmes : nous devons être « soucieux de nous instruire », c’est-à-dire désireux de chercher les preuves de nos opinions, quitte à abandonner peut-être celles qui ne sauraient être prouvées.

Au terme de cette première étape, Locke a donc posé le problème qui l’occupe dans ce passage de son œuvre et il a dégagé la solution qu’il préconise. Dans une seconde étape, il va préciser davantage la cible principale qu’il entend attaquer, l’esprit d’intolérance. Nous situerions cette partie de « Du moins ceux… », ligne 6, jusqu’à « le recevoir ou le rejeter » (ligne 10). Il s’agit d’un argument faisant appel à la raison : ceux qui n’ont pas examiné leurs pensées ne devraient pas vouloir les imposer aux autres. En effet « ils agissent visiblement contre la raison » en faisant ainsi. La raison est en effet l’instance critique par excellence. La raison demande des raisons pour adopter telle ou telle opinion. Alors que la croyance repose plutôt sur le sentiment. Nous faisons confiance à ce que nous voyons, à ceux qui nous ont transmis des informations, à notre propre « cœur » quand nous ressentons avec force la réalité de tel ou tel jugement. Mais la raison ne se laisse pas séduire par ce qui n’est que ressenti, elle veut des preuves. Or, pour avoir des preuves, il faut d’abord examiner les affirmations que l’on soutient ou que l’on entend. On se souvient ici de Socrate, le premier véritable philosophe, qui a entrepris d’examiner les opinions reçues et de les soumettre à la discussion. La philosophie est examen rationnel. Mais certains refusent cet examen et se donnent le droit de « prescrire aux autres » des opinions dont ils n’ont pas examiné la valeur. D’où tirent-ils alors cette prétendue « nécessité de croire comme une vérité ce qu’ils n’ont pas examiné eux-mêmes » ? Comment pourraient-ils se donner le droit d’imposer une croyance dont ils ne peuvent pas être sûrs qu’elle soit vraie ? On peut se demander si ce ne sont pas les esprits religieux qui sont ici visés. Des esprits qui ont tellement besoin de croire qu’ils n’examinent pas leurs propres opinions et qu’ils font taire toute critique, toute possibilité d’examen, en décrétant que ces opinions sont la vérité. On notera que Locke est ici ouvert à diverses sortes de preuves, puisqu’il n’exige pas que l’examen apporte des fondements indubitables, mais simplement que les « raisons de probabilité » soient évaluées. Ce serait en effet logique, rationnel, que ceux qui soutiennent avec ardeur des vérités aient « pesé » ces raisons, même si ce ne sont que des probabilités. On peut admettre qu’une opinion puisse être défendue même si elle ne repose que sur des « probabilités », mais on ne saurait admettre qu’elle ne repose sur rien d’autre qu’un sentiment. On ne devrait recevoir ou rejeter une affirmation que si on a des raisons de le faire. Et si on assume pour soi-même une certaine irrationalité, en croyant des choses que l’on n’a pas examinées, il serait tout à fait déraisonnable de vouloir que les autres adoptent nos croyances simplement parce que ce sont les nôtres.

Mais n’y a-t-il pas des personnes qui ont pratiqué cet examen et qui sont arrivé à des certitudes ? Ne risque-t-on pas de retrouver ici une certaine intolérance ? C’est à ces questions qu’est consacrée la troisième étape du raisonnement de notre philosophe. Elle commence donc à la ligne 10 avec les mots « Pour ceux… » et se termine à la ligne 15 avec « et d’impérieux de leur part ». Locke s’intéresse à ceux qui ont entrepris « sincèrement » cet examen. Ce qui signifie qu’il ne souhaite pas aborder explicitement le cas de ceux qui seraient hypocrites, de mauvaise foi, et qui n’auraient pas sérieusement examiné leurs opinions. Admettons que ces individus aient vaincu le doute, qui est le résultat premier de l’activité critique de la raison, il faut bien admettre qu’ils auraient acquis ainsi un certain droit sur les pensées d’autrui. Si on a examiné à fond une question, et que l’on a réussi à lever toute incertitude, on peut demander aux autres de bien vouloir se soumettre non pas à notre opinion, c’est-à-dire à ce qui relève de la subjectivité, mais à la vérité. Celui qui sait a le droit en effet de présenter son savoir et de demander qu’on y acquiesce. Dans la mesure où il s’agit d’un savoir, il sera accompagné de preuves. Les preuves sont exposées à l’examen de tous ceux qui ont acquis la compétence nécessaire pour les examiner. Ainsi, soit on conteste les preuves, soit on admet ce qui est affirmé comme étant une vérité. On peut se demander s’il est possible d’arriver à une vérité définitive. Il faudrait distinguer ici les affirmations portant sur la nature et qui doivent être appuyées sur l’expérience, et les affirmations portant sur des notions, comme c’est le cas pour les mathématiques et la logique, où les raisonnements sont purement démonstratifs. Autant on peut arriver à des vérités absolument certaines là où il suffit de raisonner, autant il est toujours possible de voir des théories portant sur le monde être démenties par d’autres expériences. Mais Locke ne précise pas vraiment de quel domaine il s’agirait. Il parle simplement de « doctrines » qui serviraient à régler la conduite. On peut donc penser qu’il s’agit soit de propositions philosophiques très générales, soit de théories sur la nature. Toujours est-il que les personnes qui seraient parvenues, au terme d’un examen rationnel, à lever tout doute sur les affirmations qu’elles ont obtenues sont à la fois peu nombreuses et finalement peu assurés de leurs opinions. Il y a là quelque chose de paradoxal et peut-être même de contradictoire dans le propos de Locke. Passons sur le fait que ces personnes sont peu nombreuses. C’est assez logique car ces personnes font un travail philosophique authentique, et ce travail demande une concentration et un effort que peu de personnes sont prêtes à faire. Pensons au doute systématique préconisé par Descartes et à toute la difficulté qu’il éprouve quand il veut se « défaire de toutes ses anciennes opinions »… Mais là où il y a un paradoxe c’est que Locke déclare d’une part que ces individus ont réussi à mettre leurs opinions « au-dessus de tout doute » et que d’autre part ils « trouvent peu de raisons d’être décisifs dans leurs opinions ». Autrement dit ces personnes sont et ne sont pas certaines. Ce serait une contradiction sil s’agissait des mêmes opinions. Mais probablement Locke veut-il dire que ces personnes ont pu réussir à lever tout doute sur certaines opinions, mais pas sur toutes. Ou alors que ce doute est levé sans être totalement levé ? On peut penser ici à la manière dont Descartes prouve l’existence de Dieu et par là l’existence du monde extérieur. Preuves qui n’ont guère produit un accord unanime. Descartes le savait bien, qui a tenu à faire paraître ses célèbres « Méditations » en y adjoignant les objections qu’elles avaient suscitées. Comment être absolument « décisifs » sur des questions aussi difficiles que celles qui portent sur les fondements ultimes de nos opinions ? Peut-on réellement dépasser l’opinion et accéder à un savoir absolument fondé ? Locke semble presque en douter puisqu’il écrit que même ceux qui ont levé le doute savent qu’ils ont « peu de raison d’être décisifs dans leurs opinions ». On ne peut pas ne pas songer encore à Socrate, qui affirmait que la seule chose qu’il savait, c’est qu’il ne savait rien. Entendons : rien de certain. Celui qui réfléchit et qui doute dépasse sans doute la simple opinion subjective, mais atteint-il le savoir absolument certain ? Locke ne semble pas le penser. De sorte que ceux qui réfléchissent et qui examinent, comprenant qu’ils n’ont pas atteint la certitude absolue, se garderont bien d’être péremptoires et autoritaires : « on ne doit s’attendre à rien d’insolent et d’impérieux de leur part ». Ils ne manqueront pas de respect à ceux qui croient en d’autres affirmations, car ils savent qu’eux-mêmes, même s’ils croient avoir atteint certaines vérités, sont encore loin de pouvoir se reposer sur des certitudes éternelles. Ils ne seront pas autoritaires et intolérants, car ils savent que seules les raisons importent, et qu’on ne saurait rien imposer dans un domaine où la seule force qui vaille est celle des arguments. Aussi la véritable recherche de la vérité ne mène pas à l’intransigeance, mais à la tolérance, à l’humilité, à l’acceptation de la pluralité des vues.

Aussi Locke peut-il terminer cet extrait par une phrase où nous voyons la conclusion de son propos. Dans cette phrase, chaque mot est pesé. Nous avons « raison de croire », commence Locke. Non pas : nous savons, mais nous avons raison de croire. Alliance qui marque bien la subtilité de la pensée de Locke. Nous restons dans la croyance, c’est-à-dire dans l’opinion. Mais ce n’est pas une simple opinion, c’est une opinion que la raison a validée. La raison ne peut sans doute pas apporter le savoir absolu, mais elle peut examiner certaines croyances et donner raison à certaines, tort à d’autres. Nous aurions donc tort de croire sans raison, mais nous aurions tort de refuser de croire en attendant de savoir. Nous sommes obligés de croire en certaines affirmations, mais nous avons aussi l’obligation d’examiner nos croyances, de les passer au crible de la raison et ne garder que celles qui paraissent justifiées. Peut-être seulement par des « raisons de probabilité », mais ce sera déjà mieux que pas de raison du tout. Qu’avons-nous raison de croire ? Que la connaissance engendre la tolérance. Que plus on s’est instruit soi-même, c’est-à-dire par un examen rationnel personnel, et plus on sait qu’il est difficile de savoir. Plus on comprend que l’on est dans un certain « aveuglement ». Plus on sait apprécier la moindre lumière, la moindre avancée qui pourrait nous apporter un peu de connaissance. On ne sera donc pas tenté d’imposer aux autres ce que l’on reconnaît comme précaire, fragmentaire, provisoire. On sera heureux de confronter les opinions, d’écouter les justifications, de chercher à comparer les preuves. On saura que notre savoir est limité et qu’il doit donc toujours s’appuyer sur la recherche en commun. Le savoir rend tolérant, telle est la thèse défendue par Locke dans cet extrait. C’est l’ignorance qui crée l’intolérance car elle ne veut pas s’avouer comme telle et prétend à l’infaillibilité. Elle ne veut pas être confrontée à son insuffisance, alors elle recourt à la force brutale pour imposer ses avis. Le vrai savoir ne croit lui qu’en la puissance des arguments, mais il sait aussi que les arguments véritables sont rares et précieux et qu’ils ne peuvent vraiment autoriser que peu d’affirmations certaines. Contre l’orgueil d’une ignorance qui s’ignore elle-même, Locke en appelle à l’humilité d’un savoir qui se sait ignorant.

 

Tentons maintenant de mettre à l’épreuve cette pensée de Locke. Après tout, cet examen est une manière de lui rendre hommage en reprenant sa leçon qui est d’examiner les affirmations avant de les considérer comme vraies. Est-il vrai que l’instruction va de pair avec la tolérance ? Que plus on est instruit et moins on est tenté de vouloir imposer ses opinions ?

 

Lorsque Locke a posé sa question toute rhétorique au début du texte, demandant « où est l’homme qui a des preuves incontestables de la vérité de tout ce qu’il soutient ? », nous avons pensé à Descartes. Si on regarde la date à laquelle Locke a publié l’œuvre dont est tiré cet extrait, 1690, on s’aperçoit qu’une cinquantaine d’années sépare l’œuvre majeure de Descartes, les « Méditations métaphysiques de philosophie première », de l’œuvre majeure de Locke, cet « Essai philosophique concernant l’entendement humain ». Locke a bien évidemment lu Descartes. Or Descartes est sans doute le philosophe qui a le plus « examiné à fond toutes ses opinions ». Du moins est-ce le but qu’il se propose au début de ses « Méditations ». Il serait donc intéressant de se demander si en effet cet examen, cet effort pour s’instruire par soi-même, a pour conséquence l’humilité et la tolérance, et de se le demander en prenant comme exemple type le cas de Descartes. Si celui-ci commence en effet par « révoquer en doute » tout ce qui lui a été enseigné, il finit tout de même par affirmer qu’il a atteint une pleine certitude. L’examen est fait, le doute est levé, la vérité est fondée. Non seulement Descartes parvient à mettre en évidence le caractère absolument apodictique de l’existence du sujet pensant, mais il fonde le savoir en démontrant que Dieu existe, qu’il ne peut être trompeur, et donc que le monde existe réellement en dehors de notre pensée. Il démontre même que nous pouvons connaître la réalité telle qu’elle est puisque Dieu nous a donné les idées claires et distinctes que nous pouvons appliquer à la connaissance des choses matérielles. Descartes prétend dons avoir réussi à fonder la science nouvelle qui est en train de se déployer au 17ème siècle avec les efforts de Galilée, de Torricelli, de Pascal et de Descartes lui-même. Le monde existe et il est essentiellement une chose étendue. Un ensemble d’éléments matériels dans un espace géométrique. On peut donc savoir ce que sont les choses en appliquant les mathématiques à l’expérience. Grâce à cette application, les hommes vont pouvoir devenir, comme l’écrit Descartes dans son célèbre « Discours de la méthode » (1637) « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Les preuves de Descartes sont censées ne faire appel qu’à la raison. Et certes, comme nous l’avons dit précédemment, Descartes prend soin de publier les objections qui lui ont été faites, de façon à pouvoir les réfuter. Mais qu’en est-il vraiment de ces « preuves » ? Comment peut-on réduire la nature à un simple ensemble d’éléments matériels dans un espace géométrique ? Il y a là une décision « ontologique », c’est-à-dire une décision sur ce qui est réel et sur ce qui ne l’est pas, ou moins. Dans notre perception des choses, Descartes va distinguer deux sortes de représentations. Les représentations « subjectives » : les émotions, les sensations. Et les représentations « objectives » : les concepts mathématiques, les notions très générales d’espace, de temps. Autant les premières nous mettent en présence d’un réel non objectif, autant les secondes nous donnent un accès à une réalité objective. Elles permettent le déploiement d’une objectivité intellectualisée. Rappelons-nous l’analyse du morceau de cire dans la seconde méditation : je juge que le morceau de cire qui se modifie est le même car je l’inscris dans une étendue géométrique dont il occupe une partie. Il y a donc en quelque sorte deux réalités : une réalité subjective, faite d’états pétris d’affectivité et une réalité objective, faite de concepts mathématiques ou se prêtant à la mathématisation. L’individu vit dans les deux réalités à la fois, puisque la vie est cette perception qui se laisse plus ou moins structurer par le cadre intellectuel qui lui donne sa solidité et lui assure une capacité d’action. De cet examen et de cette fondation du savoir, il va cependant en résulter une sorte d’écrasement de la subjectivité, dont témoigne à sa manière d’ailleurs l’autonomisation de l’art dans la société, et le destin très ambigu qui va être le sien. Le savoir cartésien va amener les hommes à se focaliser sur l’objectivable, sur le quantitatif. L’instruction comprise à la fois comme examen rationnel et construction d’un savoir mathématisable aboutit peut-être à une autre forme d’intolérance : celle qui rejette par principe hors du connaissable ce qui ne se prête pas à la mesure quantitative. Certes, on ne dira pas qu’il s’agit d’imposer des « opinions », mais qu’il s’agit d’affirmer des vérités rationnellement fondées. Mais on peut craindre qu’ainsi on ne soit devant une nouvelle forme d’aveuglement : celui que produit le savoir lui-même en tant qu’il se croit à l’abri de toute remise en question principielle. Le savoir qui s’ignore comme « opinion », au sens où son fondement ultime lui demeure caché. Car de la démarche cartésienne, la science moderne ne retiendra que le résultat : la mathématisation de la nature, et de tout ce qui existe. L’objectivation totale sous l’égide du calcul, telle est le résultat de l’instruction, au sens fort de ce terme qui est synonyme d’une véritable structuration du réel. Cette instruction a-t-elle pour conséquence l’humilité et la tolérance ? On peut en douter en observant à quel point les « opinions » scientifiques sont susceptibles de s’imposer, et ceux d’autant mieux qu’elles prétendent échapper, par principe, au statut d’opinions. Elles prétendent éliminer la subjectivité, la passion, et s’en tenir au mesurable, à la preuve démonstrative ou expérimentale. Qui oserait contredire l’expert ?

Peut-on cependant envisager autrement la notion d’instruction ? S’instruire suppose une exploration de ce qui sous-tend nos affirmations apparemment les mieux fondées. Et comment pourrait-on être sûr que cette exploration est achevée et que le savoir est définitif ? En réalité la certitude est toujours relative. Certaines affirmations étant posées, certaines observations étant admises, on pourra être sûr de certains jugements. Mais on doit reconnaître que l’on ne peut avoir « de preuves incontestables de tout ce que l’on soutient ». Il n’y a de preuves que de façon partielle : ceci étant admis, on devra reconnaître que d’autres affirmations doivent être reçues comme prouvées. Mais celui qui s’instruit vraiment devra aussi admettre que l’on peut toujours revenir ce qui a été admis. Que tout ne peut pas être prouvé. Faut-il faire une exception pour la science ? Il ne semble pas. Einstein comparait le scientifique à un homme qui imagine le mécanisme d’une montre fermée. Le réel ultime est l’intérieur de la montre. Les phénomènes observés sont le mouvement apparent des aiguilles, le tic-tac que l’on entend. De multiples images peuvent être proposées qui expliquent les mouvements apparents, mais on ne pourra jamais savoir laquelle est la bonne. Certes, on pourra au moins éliminer celles qui sont par trop en contradiction avec les faits observés. En ce sens l’opinion scientifique n’est pas une opinion comme une autre, elle prend des risques, elle prédit que certains événements auront lieu, et qu’on pourra les constater, quelle que soit l’idée que l’on se faisait précédemment. Il y a bien, comme le dit l’épistémologue Popper une falsifiabilité des théories scientifiques. Mais il arrive que des théories cohabitent, qu’aucune observation ne puisse les départager, que l’observation elle-même prête à controverses. La véritable instruction sait cela, elle sait que les théories les plus solides peuvent être renversées, que les principes qui les structurent ne sont pas éternels. Si l’instruction va assez loin, elle s’apercevra que la notion de vérité absolue est éminemment problématique puisque le réel en soi nous est inconnu. En ce sens là, on pourrait donner raison à Locke. Nous distinguerions alors deux sortes d’opinions : l’opinion de celui qui ne sait pas ce que serait le savoir, qui manque d’instruction, qui ne doute pas des difficultés de principe qui rendent fragile tout jugement et toute assertion catégorique. Et l’opinion de celui qui voudrait savoir, qui aimerait savoir, le philo-sophe, l’ami de la sagesse, qui sait qu’il ne sait pas vraiment mais qui sait aussi qu’il doit tendre vers un savoir en posant des affirmations qu’il cherchera à confronter à celles des autres. Celui-là en effet ne souhaitera rien imposer car il n’y a aucun sens à vouloir imposer ce que l’on croit. Si c’est une vérité, elle s’imposera d’elle-même, par les preuves qui produisent la conviction. Si c’est une erreur, il faut que le libre et public examen permette de la rejeter.

Ce texte nous a donc permis de réfléchir sur un problème fondamental : comment être sûr de ce que l’on avance et comment prétendre vouloir que tout le monde pense comme nous ? Le problème de la vérité, de la possibilité de l’atteindre, n’est pas un problème qui se pose à l’individu solitaire. Les jugements, les opinions se construisent et se confortent socialement. Nous sommes bien obligés de croire avant de savoir, nous sommes peut-être condamnés à croire sans jamais savoir vraiment. Mais pour que cette carence de notre savoir n’amène pas l’imposture du dogmatisme, il convient de l’admettre comme telle. Nous ne pouvons qu’approuver le souhait de Locke : que les hommes s’instruisent eux-mêmes, qu’ils prennent conscience de la difficulté du savoir et qu’ils tentent de la surmonter. S’ils n’y parviennent jamais tout à fait, au moins y gagneront-ils l’humilité et l’esprit critique qui sont les fondements de la tolérance véritable, celle qui ne se contente pas de supporter les opinions différentes, mais qui cherche à les dépasser par le dialogue et le respect.

 

 

 

 

 

 


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commentaires

T
<br /> Crémonini, n'aivait t-il pas fait des expériences pour soutenirs sa vérité, que le soleil tourner autour de la Terre? Même cette vérité fausse aujourd'hui était vrai à son époque, et qu'il n'aurait<br /> partager, dirait on qu'elle ne tennait pas la route? parce qu'il n'était pas tenter d'imposer aux autres sa manière de voir?<br /> " On ne devrait recevoir ou rejeter une affirmation que si on a des raisons de le faire. Et si on assume pour soi-même une certaine irrationalité, en croyant des choses que l’on n’a pas examinées,<br /> il serait tout à fait déraisonnable de vouloir que les autres adoptent nos croyances simplement parce que ce sont les nôtres."<br /> <br /> Il y a t-il une doute sur la vérité de celle qui ne souhaiterais pas partager une vérité ?<br /> C'était de là ma difficulté à comprendre ce texte de Locke, déjà qu'il n'était pas évident au départ.<br /> <br /> <br />
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C
<br /> <br /> Cremonini n'a pas fait d'expérience. Cela ne lui semblait pas nécessaire puisqu'il voulait rester dans un cadre théorique, le système géocentrique. Ce<br /> système permettait d'expliquer les phénomènes observés, mais au prix d'une grande complexité des mouvements censés être réels. Galilée s'appuie à la fois sur le système héliocentrique élaboré par<br /> Copernic, plus simple, et sur des observations qui ne rentrent pas dans le cadre géocentrique, et particulièrement l'observation de 4 sattellites de Jupiter. Je ne crois pas qu'on puisse dire que<br /> la théorie défendue par Cremonini était vraie de son temps et fausse aujourd'hui. Elle était déjà fausse de son temps dans la mesure où elle repoussait les observations qui pouvaient la<br /> contredire. Cremonini était un homme qui faisait partie des savants officiels, ceux qui avaient l'appui de l'institution religieuse dominante de l'époque. Et au nom de ce pouvoir, il va s'opposer<br /> à Galilée, refusant même d'observer pour conserver sa tranquilité intellectuelle. Aujourd'hui, on peut aussi considérer que la "vérité" dépend du référentiel : on peut se donner un référentiel<br /> "galiléen", qui prend le soleil comme point fixe, ou se donner un référentiel terrestre, prenant la Terre comme point fixe. Mais le référentiel "terrestre" se révèle inutilisable dès que l'on<br /> quitte la Terre...<br /> <br /> <br /> Mais votre remarque porte sur ce point, si j'ai bien compris : est-ce que l'on peut douter d'une affirmation que quelqu'un tiendrait pour vraie mais qu'il ne<br /> souhaiterait pas diffuser ?<br /> <br /> <br /> Ici, il faudrait bien distinguer deux situations :<br /> <br /> <br /> 1) Celui qui soutient cette affirmation, qu'il tient pour vraie, peut très bien ne pas vouloir l'imposer, mais en faire un usage en quelque sorte privé. Ceci<br /> dit, si l'on sait qu'il la soutient, c'est qu'à un moment donné, il a dû en parler... Mais tant qu'il ne veut pas l'imposer, cela ne crée pas de difficulté. Cela ne veut pas dire qu'on ne puisse<br /> pas lui faire des objections, chercher à lui montrer qu'il se trompe, si l'on pense qu'il se trompe. Il s'agit là du souci de la vérité, ou du souci de la personne dont on pense qu'elle se<br /> trompe. Se tromper peut avoir des conséquences nuisibles, et si l'on tient affectivement à la personne, on voudra la détromper. On peut aussi considérer que cette personne a le droit de connaître<br /> la vérité, et que ceux qui pensent la connaître ont le devoir de la lui donner. Mais quoi qu'il en soit, on reste dans un domaine où personne n'impose rien à personne. Si celui qui soutient une<br /> affirmation que je pense être fausse ne veut pas discuter, ni échanger d'aucune manière, je n'ai pas le droit de lui imposer ce que je pense être la vérité. Telle est la position de<br /> Locke.<br /> <br /> <br /> 2) Celui qui pense être dans le vrai veut imposer sa façon de penser. Que ce soit en exigeant que l'on dise qu'il a raison, que l'on reprenne ses idées, ou<br /> en interdisant à ceux qui pensent différemment de s'exprimer. C'est cette attitude que critique Locke. On peut discuter de la vérité de telle ou telle affirmation, mais on n'a pas le droit<br /> d'imposer sa conception. Notez que c'est à Galilée que l'on a fait un procès, pas à Cremonini. Galilée pense que Cremonini se trompe, il veut le convaincre. Mais son seul "pouvoir" est de<br /> proposer à Cremonini de regarder dans la lunette. Si Cremonini refuse, la discussion s'arrête, et chacun reste sur sa position, ce qui est sans doute dommage. Car comment arriver à une vision<br /> plus complète, plus "vraie", si l'on refuse tout échange ? En tout cas, dans le domaine scientifique, cela semble aberrant : si l'on prétend chercher la vérité, autant entendre, a priori, toutes<br /> les contributions et tenter de déterminer celle qui est la plus en accord avec les observations et les raisonnements logiques. Mais si l'on se situe sur un autre plan, religieux par exemple, on<br /> peut très bien envisager que celui qui croit sans preuves "objectives" refuse de discuter et préfère garder sa "vérité". Tout ce que demande Locke, c'est qu'il n'aille pas imposer sa conception<br /> aux autres.<br /> <br /> <br /> <br />

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